Les Ritueléphoniques
J’utilise volontiers, dans mon commerce quotidien avec le téléphone portable qui me permet d’entrer en contact avec les esprits de l’au-delà, des procédures magiques. Par exemple, je le soupçonne d’exhaler, durant mon sommeil, des vibrations empoisonnées, capables de détraquer à distance les rouages cellulaires de mon corps : c’est pourquoi j’ai soin de poser l’appareil, qui pourtant se charge de me réveiller et avec lequel je dois donc partager ma chambre, à quelques mètres du pied de mon lit, afin que ses ondes méphistophéliques ne m’atteignent pas. J’ai l’impression, ainsi, d’être protégé – ou, tout au moins, de mettre mon cerveau à l’abri des rayonnements auxquels j’abandonne mes jambes.
L’un des rituels qui m’unit à cet objet magique est celui dans lequel je presse, sur son écran tactile, la case « Actualiser » de la boîte de réception des messages émis par les esprits lointains : alors je sais qu’il faut au portable un temps inégal, compris entre cinq et trente secondes, pour faire apparaître la précieuse moisson d’injonctions, de paroles affectueuses et d’oracles. Chaque fois, durant cette attente, je contemple l’écran immobile comme l’œil d’un poisson mort, avec une fascination mêlée d’espoir. Souvent, il y a au moins un mail, ne serait-ce qu’un spam damné. Parfois, c’est le néant. Je crois que ce sont ces petites attentes qui me lient le plus étroitement à lui.
Mais l’ambiguïté de ma relation avec le téléphone portable est particulièrement manifeste dans mes démêlés, pour le moins embrouillés, avec les oreillettes et le micro pendouillant au bout de câbles minces que j’ai la plupart du temps dans mon sac. J’ai conscience, comme je le disais, qu’on ne peut prendre langue avec le démon sans précaution. Et j’estime, même si rien ne me l’assure sur le plan scientifique, qu’il est préférable de ne pas poser le petit galet grésillant contre mon oreille elle-même, de peur que par son magnétisme il n’instille en moi des pathologies. Et pourtant, faute de rigueur, je n’utilise pas systématiquement le dispositif mains libres : tantôt je l’oublie chez moi ou sur mon bureau, tantôt ses fils s’emmêlent à tel point qu’ils m’en dissuadent, tantôt encore, je trouve cette mesure préventive peu virile et n’ai pas envie d’édulcorer l’étreinte ni de louvoyer avec le démon ; je préfère au contraire l’affronter à la loyale, en l’empoignant solidement dans ma main.
Que conclure de ces ritueléphoniques ? Rien, sinon que je ne me comporte pas avec mon portable comme s’il était une machine, un simple appareil technologique, et pas non plus comme s’il était un prolon¬gement de mon corps, une prothèse en voie d’intégration. Ma vie est trop intimement mêlée à sa présence pour que je n’y voie qu’un pur mécanisme – et je le vis bien trop comme un intrus pour le considérer comme incorporable. Je dirai que sa fonction correspond à ce que les Aborigènes appelaient leur « animal totem » – il est l’esprit de la tribu, surplombant et redoutable, dont dépendent l’identité, la récolte et la santé.
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