L’enfant qui ne voulait pas devenir Bouddha

Les moines arborent un air concentré et le percent du regard. Ils se retournent vers ses parents et les interrogent : « Racontez-nous encore ce qui s’est passé le jour de sa naissance. — Quand Apo Gaga est sorti de mon ventre, répond sa mère, un coucou s’est posé sur la tente et a chanté. Un peu plus tard, il y a eu un arc-en-ciel impressionnant autour du soleil, comme un halo. Et surtout, il y a eu le son des conques. Pendant plusieurs heures d’affilée, une musique a retenti dans toute la vallée. Personne n’a été capable de déterminer d’où elle provenait. Tout le monde s’en souvient très bien, vous n’avez qu’à demander ! » L’un des moines lit une lettre à mi-voix : « Au son miraculeux et portant très loin de celle qui est blanche… » Au moment où il prononce ces paroles, un coucou chante de nouveau. Tout le monde se tait. La paysanne continue et raconte les petits miracles qui ont accompagné l’enfance de son fils : « Lorsque le camion de mon mari a dérapé à cause de la neige, il y a trois ans, Apo Gaga a crié à sa sœur qu’il était arrivé quelque chose à son papa. Puis il s’est calmé et a dit que ce n’était pas grave. Le père est d’ailleurs rentré sain et sauf. Apo Gaga savait toujours où s’étaient égarés les animaux. Il construisait des temples en miniature avec des pierres et jouait au lama avec ses camarades… » Après un instant de silence, le moine reprend la lecture de la lettre : « Il est celui connu comme le Karmapa… Soleil des enseignements du Bouddha qui flamboie continuellement pour le bien d’autrui. »

La suite se déroule comme dans un rêve. Tout le monde, même ses parents et ses frères et sœurs, s’agenouille devant Apo Gaga. Un mois plus tard, il est intronisé dans le monastère de Tsourpou, loin des collines, des prairies et des torrents de son enfance. On enroule autour de son cou des écharpes blanches. Il contemple les danses rituelles d’un air impassible. Puis, assis sur son trône, il reçoit la légendaire coiffe noire des Karmapas, tissée de milliers de cheveux de déesses. Il bénit une foule de cinquante mille fidèles sans se départir de son sérieux. Il pense peut-être à sa chèvre qu’il n’a pu emmener avec lui. Mais le 17^e Karmapa avec une chèvre, ce n’est pas très sérieux : il est en effet la réincarnation d’une des lignées les plus saintes du bouddhisme tibétain, celle des Kagyu (« lignée de la Parole éveillée »), née au début du XII^e siècle. Il s’agit de la troisième en dignité après celle du dalaï-lama et du panchen-lama. Le Karmapa (« celui qui manifeste l’activité des Bouddhas ») est une émanation du Bouddha de la compassion. C’est un être qui a connu l’Éveil – qui, à l’instar du Bouddha, s’est débarrassé de la souffrance et des illusions de l’ego par l’extinction du désir, la méditation et la sainteté de la conduite. Mais il refuse de quitter la terre tant qu’il restera un seul être souffrant. Aussi, tel un dieu parmi les hommes, il se sacrifie pour aider ceux qui n’ont pas encore atteint l’Éveil. En cela, il se rattache à l’école bouddhiste du Grand Véhicule, le Mahayana qui, contrairement à celle du Petit Véhicule (Theravada ou Hinayana) ou de la Voie du diamant (Vajrayana), a pour priorité absolue de venir en aide à autrui : pour ceux qui se réclament de ce courant, la compassion est la racine de l’éveil. C’est pour cette raison que les Karmapas meurent souvent jeunes. Ils acceptent d’endosser les souffrances et les maladies des autres. Ceci explique également la vénération dont ils sont l’objet. Ayant forme humaine pour le commun des mortels, ils peuvent s’élever dans les airs, s’incarner dans le passé ou dans le futur, lire les pensées et identifier vos vies antérieures, provoquer tempêtes ou inondations. Les récits de la vie des seize Karmapas précédents sont emplis de miracles de ce genre. Mais il faut avoir des yeux – de maître spirituel – pour le voir.

La « petite Lhassa »

C’est donc avec une certaine appréhension que je vais tenter de rencontrer, quelques années plus tard, celui qu’on n’appelle plus Apo Gaga mais Ogyèn Trinlé Dorjé, Sa Sainteté le 17^e Karmapa, qui a quitté le Tibet et vit désormais en exil, en Inde. Le dissident chinois Liao Yiwu, qui le connaît, m’a conseillé : « Rends-toi à Dharamsala. Si ton karma le veut, tu verras le Karmapa. Sinon, cela veut dire que ton karma ne le voulait pas. » Encourageant. En attendant mon audience, fixée pour la fin de la semaine, je suis impatient de découvrir le lieu emblématique du boud­dhisme tibétain, qu’on appelle la « petite Lhassa » : Dharamsala. À cinq cents kilomètres au nord de Delhi, dans l’État indien de l’Himachal Pradesh, la ville sert de refuge au gouvernement tibétain en exil et de résidence aux lamas les plus importants. Je suis un peu déçu par l’endroit. Dans la ville haute de McLeod Ganj, on croise des touristes indiens en quête de fraîcheur et des Occidentaux chevelus qui alternent séance de méditation et cours de peinture tibétaine. Entre les échoppes proposant moulins à prière, statuettes fabriquées en série et autres mandalas standards, les Tibétains sont chez eux. Il y a des vieilles femmes en costumes traditionnels, des jeunes hommes qui parcourent les rues à moto et, bien sûr, des moines et des moniales, crânes rasés et robes grenat. Partout, dans les voitures, sur les murs des boutiques, des photos du dalaï-lama, qui réside ici, et d’un homme jeune, le visage lisse à l’expression posée : le Karmapa.

J’ai entre les mains l’un de ses ouvrages traduits en français, Les Routes de la compassion. J’y lis : « Certains voiles obscurcissent notre faculté de connaissance. » Il faudra donc se défaire de certaines illusions sur le bouddhisme tibétain. Le Bouddha, lui, s’est débarrassé de la souffrance humaine par la connaissance de la vacuité. Qu’est-ce à dire ? Dans son livre, le Karmapa explique que « notre esprit est depuis longtemps pris par l’habitude de saisir invariablement les phénomènes (par exemple, le je que nous chérissons tant) comme existant vraiment ». Or, pour la pensée bouddhiste, la vérité ultime des phénomènes est leur inexistence. Au fond, « il est très important d’essayer de regarder les phénomènes objectivement […]. Si nous pouvons faire ainsi, sans chercher à voir si l’objet est réel ou non, […] alors nous pourrons vraiment trouver le sens définitif, la réalité ultime », qui est « la non-dualité de l’apparence et de la vacuité »… Ma quête du Karmapa, en sa ville, ressemblera, je le crains, à une série de désillusions.