Le tsar et le cuisinier

« Ce qui se déroule en Russie rappelle Boris Godounov de Pouchkine, sous-titré “Comédie sur le malheur actuel de l’État moscovite”. Cette tragédie en vers de 1831 évoque la période dite du Temps des troubles, au début du XVII^e siècle, qui a vu des usurpateurs, des faux tsars et des envahisseurs s’entre-dévorer, avant l’avènement de la dynastie des Romanov. Le futur Pouchkine, pour raconter l’histoire des conséquences de la guerre en Ukraine, l’appellera peut-être Le Tsar et le Cuisinier…

Ce récit véridique a pour héros un nommé Vladimir, dont le grand-père était cuisinier de Lénine et de Staline, et le père héros du second conflit mondial. Lui-même n’a jamais combattu, ni en Afghanistan, ni en Tchétchénie, ni ailleurs. Mais cet ambitieux est parvenu au sommet en envoyant d’autres hommes à la guerre. Il est devenu tsar en détruisant Grozny, et l’est longtemps resté en anéantissant Alep et Marioupol. C’est lui, désormais, qui a des cuisiniers fidèles et prêts à tout pour lui plaire, comme Evgueni, voyou reconverti en cantinier. Comme le maître de la célèbre dialectique de Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, Vladimir s’est alors reposé sur ses affidés, préférant se plonger dans des livres d’histoire pour se convaincre que la Russie doit réagir aux assauts séculaires de l’Occident. Et comme le serviteur de la fable hégélienne, Evgueni, lui, s’est mis au travail. Il a créé un groupe de médias, et a fait fabriquer pour son patron des fake news dans ses usines à trolls. Il est devenu un aussi bon communicant que son maître, quoique dans un autre style, qui rappelle davantage Sganarelle que Dom Juan. Il s’est spécialisé dans ce qui manquait à Poutine : l’art militaire. Il est devenu indispensable pour aider le chef à remporter quelques victoires en Ukraine. Magie de la dialectique : le serviteur a pris l’avantage sur son maître, et a décidé d’agir. Il l’a d’abord violemment contredit, vendredi dernier, en expliquant que “l’opération spéciale” avait été lancée par des dignitaires corrompus, pour la gloire et l’argent, et non pour sauver les habitants du Donbass d’un prétendu génocide, ni pour se défendre contre l’Otan. Puis il a lancé ses troupes et ses blindés sur Rostov et Moscou.

Il est sans doute allé un peu trop vite. Il a reculé. Mais il a de la ressource. Hier, Evgueni a fanfaronné, prétendant que ses soldats avaient été acclamés par le peuple. Il a même affirmé qu’en progressant si vite vers la capitale, il avait offert une “masterclass” de ce que l’armée officielle aurait dû faire le 24 février 2022 : s’emparer sans coup férir de Kiev. Qui dit d’ailleurs qu’il ne tentera pas de le faire s’il regroupe ses troupes en Biélorussie, à quelques heures de route seulement de la capitale ukrainienne ? À moins qu’il ne s’envole vers l’Afrique. S’il réussit à échapper à la vindicte de son ancien maître.

Quoi qu’il en soit, le cuisinier a donné des sueurs froides au tsar. Il a flatté les sentiments anti-élitaires de ses concitoyens, en leur racontant que les hauts gradés s’en mettaient plein les poches pendant que les petites gens subissaient les sanctions ou étaient envoyées au casse-pipe. Vladimir, lui, visiblement fébrile, a été contraint de ressasser sa rengaine sur l’unité du peuple, la loyauté de l’appareil d’État et la malveillance des services étrangers, sans pouvoir s’empêcher de donner un nouveau cours d’histoire. Il cherchera sans doute à se venger. Mais en attendant, il a beaucoup de mal à contrôler ses anciens séides. Le président biélorusse Loukachenko bombe le torse. L’ancien seigneur de guerre Viktor Bout, revenu de détention aux États-Unis, pourrait avoir envie de participer à ce jeu. Et qui sait si Ramzan Kadyrov, condottiere caucasien, ne fera pas alliance avec le patron de Wagner ? Le président n’est plus seul, désormais, à faire fantasmer les Russes et certaines opinions étrangères. Ça doit lui faire bizarre. À la faveur de la guerre en Ukraine, qui devait représenter l’apogée de son rêve de grandeur, après les “petits frères” qui osent résister, les esclaves reprennent leur liberté. Entre les déclarations martiales et paranoïaques de Poutine et les messages inventifs de Zelensky, Prigojine est parvenu à imposer sa voix dans ses vidéos brutes et bavardes. Entre le tsar vieillissant et le jeune prince de Kiev, le cuisinier-soldat insulte, blague, provoque, menace. Il parle comme le peuple, lui. Un peu comme le Poutine du début.

La dialectique va-t-elle suivre son cours ? La stabilité et la fierté promises par Vladimir Poutine vont-elles laisser place au négatif, au chaos et à la honte avant, peut-être, le retour de la démocratie ? C’est difficile à dire, car les tragédies de Pouchkine ou Shakespeare, tout comme l’histoire réelle, ne suivent pas forcément les chemins de la rationalité. Ce qui est certain, cependant, c’est que la dramaturgie poutinienne a laissé entrer sur scène des personnages auxquels elle ne s’attendait pas. Après tout, la culture russe n’a-t-elle pas toujours opposé à la figure du tsar tout-puissant celle du bouffon, populaire et grinçant ? Cette fois, en plus d’une fourchette, ce dernier tient une mitraillette. »

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