Le "pari de la conscience" a 25 ans : peut-on réduire la conscience au cerveau ?
Comment le cerveau, une structure biologique complexe, fait-il naître cette expérience intime que l’on appelle la conscience ? Peut-on repérer sa source dans les méandres neuronaux ? Cette question est au cœur d’un pari lancé il y a tout juste 25 ans entre le neuroscientifique Christof Koch et le philosophe David Chalmers… et elle est toujours en suspens.
Nous sommes en 1998, dans un bar enfumé de Brême. Le neuroscientifique Christof Koch lance un pari fou : détecter une signature spécifique de la conscience dans le cerveau (c’est-à-dire une mesure d’activité du cerveau qui permette de distinguer entre un traitement conscient ou inconscient de l’information) dans les 25 prochaines années, grâce aux progrès des neurosciences. Sceptique, le philosophe David Chalmers parie contre. À la clé ? Une bonne caisse de vin.
Vingt-cinq ans ont passé, et à l’occasion de la réunion annuelle de l’Association pour l’étude scientifique de la conscience (ASSC), qui s’est tenue à New York du 22 au 25 juin 2023, les deux chercheurs ont conclu publiquement que la recherche n’était pas encore en mesure d’expliquer physiquement la conscience. Une fois n’est pas coutume, le philosophe l’emporte sur le scientifique… du moins pour l’instant.
La conscience : un mystère pour les neurosciences
Il y a plus de trois milliards d’années apparaissaient les premières cellules procaryotes (des micro-organismes unicellulaires dont la structure ne comporte pas de noyau), c’est-à-dire la base première de vie. Aujourd’hui, le cerveau humain contient plus de cent mille milliards de connexion synaptiques. Entretemps a donc émergé, comme le montre Brian Greene, la « capacité de penser et de ressentir, d’aimer et de haïr, de craindre et d’espérer, de sacrifier et de vénérer, d’imaginer et de créer »… Bref, une conscience. « Cent kilos de levure ne s’émerveillent pas devant une toile de Braque ; vous si, et pourtant, vous êtes fait de cellules qui, fondamentalement, sont du même genre que ces cellules de levure », pointe le philosophe américain Daniel Dennett dans De beaux rêves (2005). Mais faut-il pour autant en conclure qu’on ne pourra jamais situer la conscience quelque part dans notre corps ?
L’éthologue Konrad Lorenz situait déjà la conscience de soi à « la barrière la plus mystérieuse qui sépare les événements physiologiques objectifs qui se produisent dans notre corps et l’expérience subjective que nous en avons ». Le neurologue António Rosa Damásio, quant à lui, introduit la notion de « mystère » pour qualifier le problème que lui pose le phénomène de la conscience. Et le biologiste Gerald Edelman insiste sur la difficulté d’en trouver une définition qui fasse consensus : c’est une réalité qui s’impose à l’expérience, qui est en nous et que nous savons, sans pouvoir déterminer d’où elle vient ni où elle va. La conscience donc, pose aux neurosciences cognitives un sérieux problème dans l’équation qui résume leur approche : à tout état mental (perçu et subjectif) correspond un état neural (un état physique du cerveau, observable et mesurable).
Christof Koch et le problème du “liage perceptif”
L’explosion des techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle permettant de réaliser des cartes du cerveau, dans les années 1990, relance le débat. De quoi enthousiasmer Koch, l’auteur du pari. Pour le neuroscientifique, la clé des processus conscients se trouverait dans les oscillations neuronales que l’on retrouve dans le cortex à des fréquences allant de 25 à 55 Hz. La perception d’un objet engage en effet diverses zones de notre cerveau. À chacune de ces caractéristiques, comme la perception d’une forme ou d’une couleur, correspond une fréquence précise qui diffère des caractéristiques d’un autre objet. C’est tout le “problème du liage perceptif” : l’unification et la cohérence spatiale et temporelle de la multiplicité de nos perceptions sensorielles. Comment pouvons-nous percevoir dans une conscience à tout moment et en permanence unifiée, des éléments disparates n’ayant a priori aucun rapport entre eux ? Comment pouvons-nous intégrer, garder en mémoire et en même temps comprendre, c’est à dire traiter de manière cohérente, la masse d’informations indépendantes constituant le monde qui nous entoure et que nous percevons comme une réalité unifiée ? Pour Koch, c’est de la synchronisation de ces différentes oscillations que naîtrait l’unité perceptive consciente. [Pour d’autres, comme Johnjoe McFadden, la conscience serait réductible au champ magnétique du cerveau, car selon lui, dans le monde physico-organique, seul un champ de force est capable de coder des informations disparates intégrées dans l’espace d’un seul instant. Mais cette théorie, marginale et qui admet un grand nombre de lacunes, reste très largement rejetée par la communauté scientifique.]
Chalmers : le “problème difficile” d’une conscience phénoménale
Le philosophe David Chalmers propose dès 1994 de distinguer les difficultés que pose l’étude de la conscience en deux plans distincts : le « problème facile » consiste à trouver les processus cérébraux qui sous-tendent des phénomènes comme la perception, la mémoire, l’attention. Et le « problème difficile » est celui qui découle de l’aspect phénoménologique de la conscience : expliquer l’effet que cela fait d’être soi. Ce contenu subjectif de l’expérience mentale, le « ressenti brut » de l’expérience de la vie et du monde, propre à chaque individu et donc incommunicable, est ce que l’on nomme les qualia – et c’est bien leur insaisissable nature qui pose problème. L’on peut par exemple expliquer la douleur, ses mécanismes neurologiques et ses rôles évolutifs… mais il y a aussi expliquer ce que cela fait de sentir, aspect phénoménal qui résiste à toute réduction fonctionnelle. La douleur a donc une propriété physique mais aussi une propriété consciente, le sentiment douloureux : la matière aurait donc un « dualisme des propriétés ».
L’argument du zombie, que David Chalmers développe dans L’Esprit conscient. À la recherche d’une théorie fondamentale (1996), en est la preuve : il est logiquement possible de considérer qu’un monde d’êtres humains aux caractéristiques physiques identiques aux nôtres puisse exister sans esprit (c’est la figure du zombie). Il convient alors, pour Chalmers, de distinguer entre une conscience phénoménale et une autre capacité : accéder à certaines représentations mentales guidant rationnellement nos actions et que l’on désigne également par le terme de « conscience ».
Pour le philosophe, il existerait ainsi une conscience phénoménale, irréductible à l’être purement physique. La science, en s’enfermant dans les éléments purs de la physique, ne pourrait accéder à ce type de conscience.
“Le problème est que les éléments de base des théories physiques semblent toujours revenir à deux choses : la structure et la dynamique des processus physiques. […] Aucun ensemble de faits au sujet de la structure et de la dynamique physique ne peut être un fait phénoménologique”
David Chalmers, op. cit.
Que s’est-il passé en vingt-cinq ans de recherche ?
Les neurosciences ont progressé depuis les années 1990. Il est désormais possible de repérer les flux sanguins qui alimentent l’activité neuronale grâce à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, d’insérer des électrodes qui détectent les impulsions électriques émises par des neurones individuels ou encore de surveiller les ondes électromagnétiques qui balayent le cerveau par électroencéphalogrammes…
Deux théories ont été testées ces dernières 25 années par six laboratoires indépendants, comme l’explique Laurie Henry dans un article consacré.
La première, la théorie de l’information intégrée (IIT), conçoit la conscience comme une structure de neurones connectés spécifique, située dans le cortex postérieur et qui s’activerait durant une expérience consciente (la lecture de cet article, par exemple). En la testant, les chercheurs ont effectivement pu observer que les zones situées à l’arrière du cerveau contiennent l’information de manière soutenue. Cela semble valider le modèle de la structure. Mais pour qu’il y ait structure, il faudrait la preuve d’une synchronisation de l’information entre ces différentes zones… preuve qui échappe encore aux études. La seconde, la théorie de l’espace de travail neuronal global (GNWT) suppose, elle, que la conscience émerge dans le cortex préfrontal, au début et à la fin d’une expérience, lorsque l’information est diffusée à travers un réseau interconnecté entre différentes zones du cerveau. Or, sa diffusion n’a pu être observée qu’au début de l’expérience et non également à la fin comme postulé.
Ainsi l’argument de David Chalmers demeure : il y aurait bien une conscience phénoménale qui résisterait à une explication purement physique. Christof Koch, en bon joueur, a dû admettre que la signature spécifique de la conscience dans le cerveau n’a pas été découverte comme il l’avait espéré. Il a donc a offert au philosophe une caisse de vin portugais. Mais il reste déterminé à poursuivre sa quête : il a déclaré qu’il était prêt à « doubler la mise » pour les 25 prochaines années à venir…
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