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"Le Jeune Homme" : aimer, combien de tentatives ?

Alexandre Lacroix publié le 05 mai 2022 5 min

Il y a six ans, Annie Ernaux nous avait bouleversés en publiant le récit d’une première fois qui ressemblait à une agression, dans les années 1950, avec Mémoire de fille (Gallimard, 2016). Elle revient avec un magnifique livre dont le titre semble construit en écho, Le Jeune Homme (Gallimard, 2022). Dans ce récit bref mais d’une rare justesse, Ernaux détricote les moteurs d’une passion qu’on qualifierait facilement d’interdite : sa relation avec un (jeune) homme de trente ans son cadet, au mitan des années 1990. Et offre, dans la langue impassible mais aiguisée qui est sa marque de fabrique, où la sensibilité ne s’embarrasse pas de fioritures, une méditation sur le passage du temps. Alexandre Lacroix l’a lu pour nous.

 

C’est un peu court, Le Jeune Homme : le nouveau récit que fait paraître la romancière Annie Ernaux ne compte qu’une quarantaine de pages. Et pourtant, c’est un joyau. C’est aussi un document littéraire étonnant, de nature équivoque, comparable au court chef-d’œuvre de James Joyce, Giacomo Joyce, qui compte une quarantaine de pages aussi. Giacomo Joyce, c’est un cahier retrouvé où l’écrivain a relaté par fragments poétiques, comme pour lui-même semble-t-il, dans une langue sublime, une histoire d’amour avec une jeune Italienne, à Trieste. Le Jeune Homme semble avoir été écrit par Ernaux dans le même élan : non pas de manière concertée comme Les Années (Gallimard, 2008) ou Mémoire de fille, pas dans le but de romancer la vie, mais plutôt pour fixer quelques vertiges, y voir plus clair en soi-même pendant le déchaînement de la passion, puis son délitement.

Le passage du temps joue un rôle essentiel dans ce récit. Au pied de la dernière page, le texte d’Annie Ernaux est daté « 1998-2000 / 2022 ». Ce qui signifie que ce sont des fragments qui datent d’il y a vingt ans, que la romancière a relus et mis en forme afin de nous les donner à lire aujourd’hui. De plus, Le Jeune Homme commence ainsi : « Il y a cinq ans, j’ai passé une nuit malhabile avec un étudiant qui m’écrivait depuis un an et avait voulu me rencontrer. » Cet étudiant a une trentaine d'années de moins qu’elle, apprend-on quelques lignes plus loin. Annie Ernaux est née en 1940. Ce qui fait que le lecteur, dès les premières pages, est invité à faire un peu de calcul mental et à comprendre qu’Annie Ernaux est en train de lui relater une histoire d’amour qui s’est déroulée au milieu des années 1990, entre elle, qui avait environ 55 ans, et un homme de 25 ans. La portée de cette histoire d’amour est universelle par au moins trois aspects.

D’abord, il y a dans ce texte une provocation sociale et politique, très consciente d’elle-même. Sans en faire une revendication militante, Annie Ernaux nous laisse entrevoir, par petites touches, qu’elle a subverti et inversé les normes de la domination masculine traditionnelle, telle qu’elle a été décrite par Pierre Bourdieu, sociologue dont la romancière revendique l’influence. En effet, Annie Ernaux ne se contente pas d’être plus âgée que son amant, elle a aussi sur lui une totale domination économique (pendant un moment, elle l’entretient), sociale (il vient d’un milieu modeste, elle est transfuge de classe mais embourgeoisée, et elle le regarde avec apitoiement couper sa salade ou touiller le sucre dans son café), culturelle (il semble presque ignorant et sans conversation face à elle). Le résultat ? Ce couple inhabituel et scandaleux s’attire des regards réprobateurs dans les cafés, les restaurants. « Un dimanche, à Fécamp, sur la jetée près de la mer, nous marchions en nous tenant par la main. D’un bout à l’autre nous avons été suivis par tous les yeux des gens assis sur la bordure de béton longeant la plage. A. m’a fait remarquer que nous étions plus inacceptables qu’un couple homosexuel. »

Mais ce renversement du schéma classique, du quinquagénaire se promenant avec une jolie jeune fille, si communément accepté, n’est pas le seul enjeu de ce court texte. En effet, Annie Ernaux s’y livre à une méditation poignante sur le passage du temps et le vieillissement. Elle réfute l’idée reçue selon laquelle une personne de cinquante ans tomberait amoureuse d’une personne de vingt ans dans le but de se mentir à elle-même sur son âge, ou de vivre une seconde jeunesse par procuration. C’est plus subtil : Annie Ernaux dit de son amant qu’il ne l’entretient nullement dans une illusion de jeunesse, mais qu’il a cependant transformé sa vie « en un étrange et continuel palimpseste ». Chaque étreinte, chaque déclaration d’amour, chaque péripétie de leur vie de couple arrive ainsi non pas comme une nouveauté pour elle, recelant le charme de la première fois, mais en surimpression du passé. « Chez moi, il endossait le peignoir à capuche qui avait enveloppé d’autres hommes. Lorsqu’il le portait, je ne revoyais jamais l’un ou l’autre d’entre eux. Devant le tissu-éponge gris clair j’éprouvais seulement la douceur de ma propre durée et de l’identité de mon désir. » Il y a là-dedans une sorte de duplicité : A. et Annie ne vivent pas le présent avec la même profondeur de temps, et pour elle la beauté de la relation tient à ce qu’elle a peu d’avenir, et que chaque circonstance du présent semble être une victoire sur la fuite du passé, sans rien projeter en avant.

Enfin, Annie Ernaux excelle à montrer, comme auparavant dans l’un de ses plus beaux livres, Passion simple (Gallimard, 1992), qu’il y a une espèce d’ennui, de vide ou même de zone de mort au cœur du tumulte amoureux et sexuel. Cela apparaît distinctement lors de ses premières rencontres avec A., qui ont lieu à Rouen. Annie Ernaux raconte : « Son appartement donnait sur l’Hôtel-Dieu, désaffecté depuis un an et en travaux destinés à en faire le siège de la préfecture. […] Je regardais les toits noirs, la coupole d’une église émergeant au fond. En dehors des gardiens, il n’y avait plus personne. C’est dans ce lieu, cet hôpital que, étudiante, j’avais été transportée une nuit de janvier à cause d’une hémorragie due à un avortement clandestin. » De même que, lorsqu’on vit une guerre, on n’est pas continuellement dans l’action, qu’il y a aussi de nombreuses heures d’inactivité et d’attente, de temps suspendu, de même, quand on vit une liaison passionnelle, on ne ressent pas un enivrement ni un plaisir perpétuels, mais on est tout surpris de découvrir, au centre de l’ouragan, une zone de calme et d’introspection qui nous relie secrètement à nos désespoirs et à nos deuils les plus noirs.

Le Jeune Homme, c’est un livre court mais qui en dit long sur l’imperfection et la fragilité de nos tentatives d’aimer.

 

Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux, vient de paraître aux Éditions Gallimard. 48 p., 8€, disponible ici.

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