Le jeu de la vérité

Il y a quelque temps, en rentrant de l’école, ma fille Valentine, 12 ans, était sous le choc, en pleurs et suffocante. Après qu’elle a accroché son vélo à proximité de notre domicile, un sans-abri alcoolisé s’est mis à la suivre en la fixant, ses mains posées sur ses yeux en forme de longue-vue. Elle a essayé de l’éviter en changeant de trottoir, mais il l’a poursuivie. Prise de panique alors que l’homme se rapprochait, elle a crié : « Mais lâchez-moi, gros pervers ! » Ce à quoi, il a répondu, s’approchant d’elle plus près encore : « Personne ne veut te baiser, cochonne, espèce de chienne ! » À ce moment-là, Valentine s’est mise à pleurer. « Pas à cause de ce qu’il m’a dit. Je m’en moquais », a-t-elle insisté en me racontant l’épisode. « Des tarés comme cela, il y en a partout et je ne vais pas changer ma vie pour eux. Mais je me suis sentie totalement impuissante. J’avais hyper peur. Je me suis rendu compte que personne parmi les gens qui m’entouraient n’avait réagi. Je n’ose même pas imaginer ce que peuvent éprouver les filles qui se font agresser physiquement. » Et de conclure par cette formule terrible : « Je me suis sentie honteuse et coupable. »

« Honteuse et coupable. » Longtemps après l’incident, ces mots continuent de me hanter. Parce que c’est ma fille et que je la voyais se débattre dans cette logique perverse qui conduit la victime à prendre sur elle la faute de son agresseur. Mais également parce que ces mots sont venus résonner avec les affaires de violence sexuelle qui sont au cœur de l’actualité : affaire Kouchner-Duhamel, affaire Richard Berry, affaire Springora-Matzneff. On parle là d’inceste, d’agression ou de viol à répétition sur mineur, ce qui est autrement plus grave. Et ces drames sont tous singuliers. Cependant, il y a quelque chose de commun entre eux, qui explique l’écho qu’ils ont suscité dans l’opinion, quelques années après que le phénomène #metoo a révélé l’ampleur et la persistance des violences sexuelles. Prenons le récit de Camille Kouchner dans La Familia Grande (Seuil, 2021). Voici une femme moderne et indépendante, mère de famille, juriste de profession, qui a mis près de trente ans à prendre la parole en public et à faire le récit du viol dont son frère jumeau a été victime à l’adolescence, mais dont elle s’est longtemps sentie honteuse et coupable, puisque l’agresseur, son beau-père, professeur de droit public, était parvenu à l’intégrer au dispositif d’emprise, en lui rendant visite dans sa chambre après chacun de ses forfaits… comme si de rien n’était. Reconstituant très finement le climat libertaire dans lequel elle a été élevée où la sexualité rimait avec légèreté et insouciance, Camille Kouchner, sans jamais renier son éducation à la liberté, laisse entendre que cela l’avait très mal préparée à faire face au traumatisme qu’elle avait subi. « Ma mère, écrit-elle, m’expliquait : “Tu comprends, j’ai fait l’amour à l’âge de 12 ans. Faire l’amour, c’est la liberté. Et toi, qu’est-ce que tu attends ?” J’étais très impressionnée. À 11 ans, je m’évertuais à séduire tous les garçons du collège, ma mère et ma tante pour modèles. Je roulais des pelles et j’invitais à danser. Dans un sourire, je faisais la leçon à mes copines coincées : “Le sexe est un jeu, pas un enjeu !” »