“Le couple, c’est un chantier politique permanent” : lisez l’extrait de “Vivons heureux avant la fin du monde”

Notre livre Vivons heureux avant la fin du monde (Philosophie magazine Éditeur/ARTE Éditions), adapté du podcast de Delphine Saltel, est en librairie. Dans ce nouvel extrait, l’essayiste raconte comment le couple tente de se repenser aujourd’hui, en s’appuyant sur la pensée de Pierre Zaoui.

Ne ratez pas la rencontre avec Delphine Saltel, qui se tiendra mercredi 6 septembre à 19 heures, à la librairie ICI (Paris 2^e) ! Retrouvez ici toutes les infos sur cet événement accessible à tous.

Delphine Saltel

« J’ai longtemps sous-estimé à quel point le bain culturel dans lequel nous macérons depuis notre naissance nous refile des attentes irréalistes sur le couple. Adolescente, j’ai passé des heures à regarder le Cosby Show, qui passait tous les soirs sur M6 au début des années 1990. Je fantasmais complètement sur la vie de cette famille afro-américaine de cinq enfants, leur quotidien que je trouvais joyeusement bordélique. Ce que je préférais, c’étaient les moments où l’on voyait M. et Mme Huxtable se mettre au lit le soir dans leur pyjama en satin beige pour débriefer tranquillement leur journée. Ils se balançaient tout le temps des petites vannes bien senties. J’adorais leur sens de l’humour qui désamorçait les tensions, pimentait leur train-train, et avait même l’air d’entretenir la bonne santé sexuelle de ce couple marié depuis plus de vingt-cinq ans.

Je ne sais pas pourquoi à 13 ans je me projetais dans un truc aussi plan-plan, rempli de rires en boîte, mais il paraît qu’on ne choisit pas ses fantasmes, qu’on tombe plutôt sur des images qui se déposent en nous et qui nous conditionnent sans qu’on l’ait vraiment décidé. Et je crois bien que le Cosby Show fait partie des choses qui m’ont donné envie d’avoir une vie de couple, une maison pleine d’enfants, un quotidien à partager. Alors même que ce que j’avais sous les yeux chez moi, ce n’était pas la joie tous les jours : la fatigue générale de ma mère qui s’occupait de trois enfants tout en travaillant, mon père qui rentrait à 21 heures du bureau, les moments où ils ne se parlaient même plus, l’ennui des dimanches en famille. Mais c’est peut-être ça que je préférais ne pas voir justement, ce que je craignais de reproduire. […]

À rebours de l’idéal véhiculé par les comédies sentimentales lénifiantes qui ont bercé mes rêves de jeunes filles, le couple n’est pas un cocon à l’abri des vicissitudes du monde. C’est un chantier politique. Un monument en pleine rénovation, avec des tractopelles pour essayer de péter les vieux murs du patriarcat et les lambris de nos mythes romantiques, avec aussi plein d’ingénieurs qui essaient de mettre le chantier aux nouvelles normes environnementales et un grand panneau jaune devant qui dit : “Attention, couples en travaux !” Pendant que je méditais sur cette métaphore du couple comme un bâtiment historique en réfection, j’ai lu un texte du philosophe Pierre Zaoui dans la Revue du crieur intitulé “Théorie du couple”. À un moment, il écrit : “Tout couple ne connaît qu’une valeur morale : l’obligation de se parler.” Ce serait une belle devise à graver au fronton du bâtiment. Si l’on arrive un jour à finir les travaux.

Pierre Zaoui

Le couple, c’est cette espèce de structure en miroir de tous les autres couples qui se regardent et qui cherchent au fond quel est le meilleur moyen de vivre parce qu’ils sentent bien que cette théorie de vivre à deux ne repose sur rien. Et un couple qui n’arrive plus à se la raconter, qui n’arrive plus à se parler, eh bien, il tombe. Alors, il y a plusieurs manières de tomber. Il peut soit se pétrifier : il ne vit plus, il n’y a plus de questions, plus de mouvement. Et puis il y a aussi ceux qui, par folie narcissique, se sont figés dans une image idéale du couple, à laquelle ils doivent absolument coller. Et donc ils ne laissent aucune place à la vie, au désordre, à la claudication qui font les couples ordinaires mais vivants. Ce sont peut-être les couples qui font le plus peur, ceux qui sont extrêmement beaux, qui paraissent parfaits. L’entente parfaite et la beauté sociale du couple, c’est une forme de pétrification idéale et c’est une catastrophe.

Un couple vivant, c’est une “parole” qui accompagne, construit, explique, qui est vivante du point de vue de la théorie. Un couple, à la fois ça s’explique, et ça se raconte. C’est une identité théorique et une identité narrative. Quand on est pris dans le récit de son couple, il me semble qu’il y a déjà une grande tristesse, c’est-à-dire que le couple se décline au passé. […] Tout couple est une voiture d’occasion qu’on passe sa vie à réparer. Et donc, la vraie inventivité de nos sociétés libérales, elle est davantage du côté du couple que de l’amour. Je ne suis pas sûr que depuis deux siècles, on ait inventé grand-chose en termes d’amour. En revanche, depuis cinquante ans, en termes de couple, on invente énormément de choses nouvelles. »