La star et la manière

Cédric Enjalbert “aurait voulu être un artiste”. Mais en l’occurrence, il est plutôt une fripouille ! Car il sait qu’en prononçant ces quelques mots, il immisce un air tenace dans votre tête. Un ver d’oreille qui a tout du S.O.S. d’un Terrien en détresse, rappelant que le monde est stone et qu’on a tous besoin d’amour. Bref, il a vu Starmania, qu’adapte Thomas Jolly à La Seine musicale de Boulogne-Billancourt.

« Dans cette salle de quatre mille places, le metteur en scène donne à l’opéra-rock de Michel Berger et Luc Plamondon les moyens de son ambition intergalactique. Les effets de lumière quadrillent l’espace dans les trois dimensions, à grand renfort de lasers et de projections, tandis que les chanteurs enchaînent les tubes, surgis d’un nuage de fumée, perchés sur un promontoire tournoyant, parfois tombés des cintres. Pas un temps mort. “J’ai la tête qui éclate !” C’est Marie-Jeanne, la serveuse de l’Underground Café dans l’histoire, qui le dit – interprétée par Fabienne Thibeault à la création et par Alex Montembault avec talent, désormais.

La création, elle, date de 1979. Issu d’un album enregistré un an plus tôt, le spectacle mêle d’emblée les intrigues autour d’une fable écologico-politique futuriste. Trois forces s’affrontent à Monopolis, devenue capitale sidérale de l’“Occident” : Zéro Janvier, président ultralibéral et autoritaire, candidat à sa réélection, courant après la croissance sans aucun souci pour la planète ; le Gourou Marabou, adversaire écologiste et sectaire ; la jeunesse anarchiste, portée par les “Étoiles noires”, un groupuscule terroriste mené par Johnny Rockfort – dans ce rôle, le Daniel Balavoine des débuts a laissé sa place au Côme nouveau. Avec ses tubes à foison et ses charmes aguicheurs, la pièce évite pourtant les manichéismes : ni gentils ni méchants dans cette dystopie. Tout finit relativement mal et le pouvoir corrupteur se maintient, bien qu’il n’offre aucun espoir. Zéro janvier.

“Pourquoi je vis, pourquoi je meurs ?”, se demande-t-on finalement – questions existentielles posées par Michel Berger, qui étudia la philosophie avant de se mettre à la chanson. Le compositeur aurait même eu le temps de signer un mémoire de maîtrise dans la discipline, à Nanterre. S’il est impossible aujourd’hui de remettre la main sur le manuscrit, le sujet est connu : “L’esthétique de la pop’music”. L’air est aisé mais la (théorie) critique est difficile. À l’exercice de définition, une philosophe s’est pourtant essayée, musicienne elle aussi : Agnès Gayraud, spécialiste de Theodor Adorno, le penseur de “l’industrie culturelle”. Dans un essai intitulé la Dialectique de la pop (La Découverte, 2018), elle tente de cerner cet objet esthétique si singulier, en partant du support : l’enregistrement, qui permet la diffusion et qui fait l’œuvre. Ensuite, “la musique populaire l’est au sens politique et esthétique. Le populaire n’y désigne point exclusivement une origine, il est une destination. Il promet en art l’universel accès : l’utopie d’une immédiateté qui ne serait pas trompeuse mais gage même de vérité, d’une démocratie esthétique sans aucun nivellement”. Pour Agnès Gayraud, la pop “fait s’accorder un instant l’expert et l’ignare, dans la joie simple d’un langage immédiatement expressif, mélodique et rythmique”. Elle autorise avec ses tubes la “réconciliation utopique de l’art et de la validation populaire : une bonne chanson pop est en droit une chanson populaire”. La beauté dialectique de la pop repose ainsi sur ce dépassement, celui d’une contradiction apparente entre génie singulier de l’artiste et “plébiscite” du hit comme “idéal esthétique”. Est-ce donc cela, la starmanière ? »

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