La morale photographique de Dmitry Markov

« Le même jour qu’Alexeï Navalny, une autre figure de l’opposition à Poutine a disparu en Russie : le photographe Dmitry Markov, mort à 41 ans. Dans son cas également, les causes du décès sont encore inconnues. Contrairement à l’homme politique enfermé depuis 2021 dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique russe, Dmitry Markov ne peut pas vraiment être qualifié de dissident. La dernière photo postée sur son compte Instagram a d’ailleurs créé un déchaînement de colère dans les commentaires. On y voit en effet un soldat russe pleurer, la tête dans la main, effrayé à l’idée de retourner sur le front ukrainien. Certes, Markov se trouve du “mauvais” côté. Il n’empêche qu’il n’en montre pas spécialement la gloire. Une autre façon de court-circuiter le pouvoir ?

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Le destin de Dmitry Markov ressemble à un conte de fées où les baguettes magiques diffuseraient non pas des paillettes mais une lumière aussi froide et acérée qu’une lame de rasoir. Markov a été de ces gamins de la banlieue de Moscou qui tuaient l’ennui en sniffant de la colle. Après quelques années d’addiction et de dérive, il s’achète un appareil photo, qu’il finit par troquer pour un simple smartphone, moins intimidant pour ses sujets. Ces derniers sont des gamins des rues, des orphelins – notamment ceux d’un établissement de Pskov, une ville proche de la frontière lettonne, où il vivait –, d’anciens prisonniers, des toxicomanes, des voisins de galère. Le cadre est souvent serré, la lumière pas particulièrement flatteuse. Quand Markov recule de quelques mètres, ses personnages ont soudain l’air perdus dans un cadre qui les écrase ou qui les absorbe.

Sur Instagram, son travail documentaire attire rapidement l’attention. L’entreprise Apple utilise un de ses clichés pour sa campagne publicitaire “Photographié avec iPhone” en 2016. Il est ensuite invité à la foire Paris Photo, aux Rencontres d’Arles. Les portraits que la presse fait alors de lui témoignent d’un homme qui n’a pas vraiment l’air de comprendre ce qui lui arrive. “Je ne sais rien faire d’autre que photographier la Russie”, déclare-t-il à Télérama en 2018. En 2021, une de ses photos devient virale : celle d’un policier encagoulé assis sous un portrait de Poutine. L’instantané a été pris après un rassemblement de soutien à Navalny, alors que le photographe a été embarqué par les forces de l’ordre.

Pourtant, Markov ne s’est jamais défini comme un dissident, encore moins comme un meneur de foules. Son téléphone lui permettait de se placer à la hauteur de son sujet, discret, sans même le bruit d’un déclencheur. Je ne te prends pas en photo, semblait-il dire, je partage ma tristesse avec la tienne. Il accompagnait souvent ses publications numériques d’une histoire, d’un contexte, mais il serait abusif de parler de dénonciation, encore plus de revendication. Rien de ce qu’il montrait ne saurait toutefois servir une quelconque propagande – à moins de faire du gris la couleur de la victoire, ce qui ne viendrait à l’idée de personne. L’un de ses clichés les plus marquants montre une femme penchée au-dessus d’un cercueil, encadrée par les fauteuils vides d’un véhicule de transport, peut-être public. Tout dit l’abandon et la solitude. Les confettis artificiellement gais qui ornent les fauteuils sont presque une insulte à sa douleur, une mauvaise blague. La photo ne comporte aucune légende, mais on pourrait l’imaginer : “Sous ses airs reconnaissants, la patrie se contente de te bouffer.”

Il y a quelque chose de la morale anarchiste d’un Kropotkine chez Markov. La révolution ne viendra pas par le haut, mais par les marges, via un réseau horizontal d’entraide qui a parfois à peine conscience d’être politique. Au sujet de la solidarité, Kropotkine écrit dans La Morale anarchiste (1889, tout récemment réédité) : “Voilà pourquoi ce sentiment, cette pratique de solidarité, ne cessent jamais, pas même aux époques les plus mauvaises de l’histoire. Lors même que des circonstances temporaires de domination, de servitude, d’exploitation font méconnaître ce principe, il reste toujours dans la pensée du grand nombre, si bien qu’il amène une poussée contre les mauvaises institutions, une révolution. Cela se comprend : sans cela, la société devrait périr.” Fatiguée, harassée, courbée, la société russe que montrait Markov n’en reste pas moins bien vivante. »