La guerre du feu et de l’eau a-t-elle débuté ?

Les nappes phréatiques s’épuisent en France, et les feux de forêts menacent partout, tout comme les canicules et les événements extrêmes. Pour comprendre ce qui nous arrive, ne faudrait-il pas revenir à la métaphysique des quatre éléments mise en place par les philosophes présocratiques ?

Feu, air, terre et eau : de nombreux savants de l’Antiquité ont eu recours, pour penser le monde, à cette quadripartition des éléments fondamentaux constitutifs de la totalité de l’univers (auxquels certains ont ajouté le cinquième élément, l’éther immatériel, dans lequel les astres seraient baignés). Mais certains des Présocratiques – autrement dit les philosophes dont l’enseignement précède celui de Socrate, vers 430 avant J.-C. – ont chacun privilégié l’un de ces quatre éléments.

Pour Thalès de Milet (v.625-v.548 av. J.-C.) par exemple, qui n’est autre que le premier des Sages de la Grèce, la souche primordiale, ou principe fondamental, d’où procèdent toutes choses et toute vie, serait l’eau. Alors que pour Anaximène (585-528 ?) ce serait l’air qui serait le substrat de tous les êtres (par raréfaction et condensation). Quant à Héraclite d’Éphèse (544-480 ?), il imagine que tout viendrait du feu.

La guerre des éléments

Si ces philosophes s’enquièrent de l’origine de toutes choses, Empédocle d’Agrigente (490-430 ?) voit, lui, l’univers comme un affrontement entre les quatre éléments :

“Voici quelles furent ses théories : il y a quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. L’amitié est ce qui les unit, la haine ce qui divise”

Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres

Selon Empédocle, les quatre éléments coexistent mais ils ne sont pas simplement juxtaposés : ils s’aiment et se haïssent, tantôt pour former un tout harmonieux (c’est-à-dire un cosmos) tantôt pour se dissocier et se livrer à une lutte implacable (autrement dit un chaos). Si archaïque qu’elle paraisse, cette vision des éléments prend de nos jours un intérêt nouveau : au regard des températures élevées, de la pollution de l’air au CO₂, du niveau des nappes phréatiques, de la rareté de précipitations que nous connaissons actuellement en France, on pourrait estimer que la guerre est déclarée et que le feu mène la vie dure aux trois autres éléments.

Le dérèglement d’une nature ordonnée

Empédocle a-t-il anticipé le changement climatique ? Certes, notre vision moderne peine à prendre au sérieux cette doctrine d’un conflit cosmique et tragique où l’amour et la haine se livrent à des combats furieux. Nous pensons plus volontiers le monde comme une nature unifiée. Mais le geste des Présocratiques a été décisif : alors qu’à son époque, les phénomènes célestes et terrestres étaient rapportés à l’action des dieux, Thalès fut l’un des premiers à rompre avec cette manière de penser pour faire redescendre sur Terre l’explication des phénomènes naturels. De même que la théorie atomiste de ces autres Présocratiques que sont Leucippe et Démocrite (460-370  ) a été ridiculisée pendant des siècles avant d’être réinvestie depuis, les conceptions d’Empédocle, de Thalès ou d’Héraclite vont peut-être regagner en pertinence.

Et l’être humain dans tout ça ?

On objectera que ce serait faire peu de cas de la responsabilité que porte l’être humain dans ce vaste dérèglement. Mais précisément, le changement de paradigme qu’impose la nouvelle donne climatique doit conduire à renoncer à penser la nature comme une mécanique agie uniquement par des mains extérieures (que ces mains soient divines ou humaines) ou comme un royaume obéissant à des lois naturelles (établies par qui ?), pour faire place à un rapport entre des forces qui nous précèdent et nous dépassent. Penser ainsi la nature dans son propre dynamisme oblige à l’appréhender comme qui nous échappe (même si c’est en grande partie de notre faute), et non comme un objet sur lequel nous aurions une parfaite autorité.