La géo-ingénierie va-t-elle faire disparaître le bleu du ciel ?
« Il faudra qu’on m’explique comment indemniser les milliards d’humains qui seraient privés de la couleur bleue du ciel. » Cette phrase glaçante du climatologue américain Alan Robock, prononcée en 2008, a récemment connu un regain d’actualité. En cause, des techniques de géo-ingénierie permettant de réduire le réchauffement climatique, mais qui auraient pour effet de faire blanchir le ciel.
Ces procédés très critiqués par des scientifiques dans une lettre ouverte parue en janvier 2022, ont été remis sur la table lors du lancement de la Commission mondiale sur la gouvernance des risques liés au dépassement climatique, au mois de mai dernier. En plus de poser des problèmes de gouvernance (qui pour contrôler les températures du monde ?), cette technologie risque de changer notre rapport existentiel au monde.
Quelles conséquences pourrait avoir cette perte de couleur ? L’historien Michel Pastoureau, le sociologue David Le Breton et le philosophe Maurice Merleau-Ponty nous offrent des pistes de réponses.
Le blanc qui cache la nature
Si le ciel se faisait porter pâle, c’est tout un monde qui prendrait fin. Car cette blancheur artificielle du ciel entérinerait la rupture radicale avec le monde naturel, qu’elle viendrait recouvrir d’une volute blanchâtre. Dans son Petit Livre des couleurs (coécrit avec Dominique Simonnet, Seuil, 2014), l’historien Michel Pastoureau explique que la couleur « se rattache à la grande famille du verbe [latin] celare, qui signifie “cacher”, “envelopper”, “dissimuler” ». Toute couleur est donc « une surface qui dissimule les corps ». La blancheur endosse particulièrement cette fonction de dissimulation. En cachant les couleurs de la nature, elle nous plonge dans un monde artificiel et uniforme, où l’on peut certes contrôler la température, mais dans lequel on ne peut plus jouir du bleu ciel. Évoquant un univers aseptisé, elle nous éloigne de la dimension organique et bigarré de la vie. Le blanc, explique Pastoureau, « reste la couleur hygiénique par excellence, toujours une garantie de propreté : nos baignoires et nos réfrigérateurs sont généralement blancs ». Une pureté factice qui occulte (mal) notre misère face au dérèglement des cycles naturels.
Le blanc de la perte de soi
« L’autre face de ce symbole, c’est le blanc de la matière indécise, celui des fantômes et des revenants qui viennent réclamer justice ou sépulture », écrit Michel Pastoureau. Dans certaines cultures, le blanc est la couleur du deuil et de la mort. Elle n’est plus seulement ce qui recouvre mais ce qui annule, efface. Un délabrement qui se manifeste aussi par la dépigmentation de la Grande Barrière de corail, en Australie, qui perd graduellement son éclat. En l’occurrence, il ne s’agit plus du blanc recouvrant une couleur, mais du blanc-gris qui apparaît lorsque celle-ci s’efface. La couleur mi-blanchâtre mi-grisâtre qui en ressort est un blanc négatif, témoignant d’un manque.
Ce désespoir auquel renvoie la blancheur céleste – mais aussi maritime – peut aussi affecter les humains. C’est que ce qu’explique le sociologue David Le Breton dans son essai Disparaître de soi, une tentation contemporaine (Métailié, 2015) : « J’appellerai blancheur cet état d’absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté ou de la pénibilité d’être soi. » Le blancheur est dès lors la couleur de la perte – non pas de la nature ni du monde, mais de soi-même. Un univers sans nuance et sans relief a pour effet de mettre les êtres au repos d’eux-mêmes, de les vider de leur énergie vitale. « La blancheur répond au sentiment de saturation, de trop-plein éprouvé par l’individu », poursuit Le Breton. Le blanc apparaît ainsi comme la couleur de l’abandon. Sans sollicitation colorée, l’individu « disparaît dans le blank (en anglais : espace inoccupé, vide). Il maintient son existence comme une page blanche pour ne pas se perdre ou courir le risque d’être impliqué, d’être touché par le monde ». Là ou la couleur nous engage, la blancheur nous plonge dans le flou de l’indifférence et de la démission.
Le blanc sans mystère
Les couleurs de la nature sont à l’origine de la curiosité du monde. C’est la beauté du corail des mers et du bleu du ciel qui nous pousse à nous plonger dans les menus détails de la nature autour de nous. Dans sa Phénoménologie de la perception (1945), le philosophe Maurice Merleau-Ponty évoque les sensations de celui qui se perd dans l’observation des cieux : « Moi qui contemple le bleu du ciel, […] je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère. » Là où le blanc nous efface, le bleu céleste nous emplit. Lorsque j’observe le ciel, « je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille […], ma conscience est engorgée par ce bleu illimité », s’enthousiasme le penseur. Cette plénitude ressentie au contact des couleurs de la nature nous relie à elle, tisse un lien perceptif entre l’humanité et son environnement. Le ciel de Merleau-Ponty, « sous-tendu par [s]on regard qui le parcourt et l’habite », devient ainsi le « milieu d’une certaine vibration vitale que [s]on corps adopte ». Ce courant d’énergie qui parcourt l’observateur du ciel peut être le moteur d’un impératif : tu ne toucheras pas à ce bleu du ciel, tu te battras pour qu’il reste vif et vibrant. « Brouillards, montez ! versez vos cendres monotones […]. Le ciel est mort », écrivait le poète Stéphane Mallarmé. À chacun de s’engager contre ces funérailles annoncées, afin de maintenir « de l’éternel azur la sereine ironie ».
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