Judith Duportail : “Le consentement, c’est la diplomatie de l’intime”
Les codes de la séduction ont évolué depuis les carnets de bal et les billets doux. Désormais, les plateformes virtuelles comme Tinder ont pris le relais. Mais ces dernières ont créé de nouvelles pratiques, qui sont parfois très violentes pour les personnes en quête d’amour. La journaliste Judith Duportail raconte son expérience dans Dating Fatigue (Éditions de l’Observatoire, 2021), un ouvrage de journalisme narratif qui éclaire avec sincérité les difficultés de la séduction numérique aujourd’hui.
Comment, selon vous, les applications de rencontre mettent-elles en péril les relations romantiques ?
Judith Duportail : L’idée couramment admise est qu’il n’a jamais été aussi simple et enthousiasmant de rencontrer de nouvelles personnes. Mais quiconque a déjà utilisé Tinder sait combien cette affirmation est fausse. Les applications sont une menace pour la rencontre, en grande partie car elles nous placent dans une posture de client. Sur Tinder, nous évaluons les gens comme dans le reste de notre vie (les transports, la nourriture, la vie professionnelle…). Certaines plateformes ont même déjà mis en place un système de notation dès l’issue du premier rendez-vous ! Choisir un partenaire à partir d’une liste de critères est considéré comme normal. On rédige son annonce de recherche de partenaire comme une offre d’emploi : « Un grand plus si tu es sportive ! » On s’attend à pouvoir commander une personne comme on commande un taxi ou une pizza. Et quand cela ne fonctionne pas, cette éthique de consommateur pousse les individus à se conduire comme des enfants qui hurlent quand on leur refuse quelque chose… Mais en plus grave. Concrètement, cela se traduit par du harcèlement, de la violence verbale, du ghosting (le fait de ne plus répondre sans donner d’explication). Il est donc faux de dire qu’il n’a jamais été aussi simple de rencontrer l’amour : il n’a jamais été aussi simple d’enchaîner les présentations de soi tel(le) un(e) VRP de son âme sur Internet. Une rencontre, c’est autre chose.
“Avec les applications, on s’attend à pouvoir commander une personne comme on commande un taxi ou une pizza”
Les intérêts économiques des géants comme Tinder ou Meetic sont-ils nécessairement contraires à nos intérêts sentimentaux ?
Oui. Nous sommes en train de confier collectivement la responsabilité de nos rencontres amoureuses à des acteurs dont les intérêts nous détruisent à petit feu. Le but des grands acteurs de la rencontre est soit de nous faire rester le plus longtemps possible sur leur plateforme (pour collecter des informations qu’ils pourront revendre ensuite à des tiers), soit de nous faire acheter des options premium. Tout est bon pour faire de l’argent, même si cela nuit à la santé psychologique des utilisateurs. Lors de mes enquêtes, des acteurs du secteur m’ont expliqué comment ils généreraient volontairement de la frustration auprès de certains profils, surtout masculins. Un exemple : un utilisateur peut voir défiler des profils alléchants, sans que les femmes en question ne voient son profil en retour. Sauf que l’homme en question ne le sait pas et il se demande pourquoi personne ne veut de lui.
Pourquoi cibler ainsi les hommes ?
Parce que ce sont surtout eux qui, culturellement, acceptent de payer pour ce type de service. Soumis à cette concurrence impitoyable et à ces mensonges, de nombreux hommes perdent confiance en eux lorsqu’ils ne reçoivent aucun match (quand deux profils entrent en contact). Sur des personnalités fragiles, jeunes, en construction, on imagine les conséquences graves que cela peut avoir. Tout le monde y perd, et les femmes aussi bien sûr, puisqu’elles risquent de faire les frais de cette frustration. Et encore, il ne s’agit que de la face émergée de l’iceberg. Tous les professionnels avec lesquels j’échange me jurent qu’il se passe des choses bien pires dans les cuisines des applis.
“Nous sommes en train de confier collectivement la responsabilité de nos rencontres amoureuses à des acteurs dont les intérêts nous détruisent à petit feu”
Vous dites qu’il faut créer de « nouvelles institutions de l’amour ». Qu’entendez-vous par là ?
Tout au long de Dating Fatigue, je m’interroge sur la manière de détricoter les liens entre amour et violence. Ces liens sont anciens. Quand on lit des poèmes d’amour de l’Antiquité, on remarque que l’acte sexuel est souvent synonyme de rapt, de viol voire de mort. L’Art d’aimer d’Ovide est une invitation à l’amour, mais il ressemble pour beaucoup à un manuel guerrier. Dans Belle du Seigneur (Albert Cohen, 1968) ou Anna Karénine (Léon Tolstoï, 1877), les héroïnes finissent par mourir. L’idée qu’il y a supposément une relation inhérente entre Éros et Thanatos peut et doit être dépassée. Pour l’expliciter, j’ai recours à une analogie entre amour et politique. La politique, la diplomatie, la démocratie ont été créées pour canaliser la violence et nous protéger de la guerre. Cela ne s’est pas fait en un jour, et cet équilibre est extrêmement précaire. Au fil de mon enquête, j’ai développé la conviction que ce mouvement devait se poursuivre ailleurs, là où la violence a cours mais de façon moins visible. Ce qu’a mis au jour le mouvement #MeToo ou la prise de conscience autour des féminicides, c’est que les femmes ne vivent pas totalement en paix dans nos sociétés. Elles ne sont pas en sécurité dans leur corps. Nous devons donc créer de nouvelles institutions de l’amour pour établir la paix y compris dans nos relations intimes. Cela pourrait prendre de multiples formes : par exemple, un contrat de mariage qui ne serait pas pensé autour de la notion de propriété, mais de paix. Ou un nouveau rite de passage à l’adolescence, pour apprendre le consentement aux garçons et aux filles. Le consentement, c’est la diplomatie de l’intime. C’est notre arme face au viol, comme la politique est une arme contre la guerre.
Quelle serait votre solution pour résoudre la tension entre principes féministes d’indépendance et désirs d’amour ou de tendresse ?
Je n’ai pas de solution toute faite, mais j’ai notamment une proposition. Dans mon livre, je développe le concept d’« hétéra ». C’est une idée qui m’est venue en discutant avec Juliet Drouard, thérapeute et essayiste transféministe. C’est comme ça qu’elle appelle les femmes hétéros qui cherchent à sortir de l’hétérosexualité politique, c’est-à-dire qui renoncent aux rapports de domination. J’aime bien ce mot, qui m’a évoqué la puissance et la grâce d’une panthère noire, un peu comme Bagheera... Dans Le Génie lesbien (Grasset, 2020), Alice Coffin dit qu’une orientation sexuelle, ce n’est pas seulement affaire de préférences sexuelles, c’est aussi un système de valeurs : être hétéro vient avec un grand nombre d’injonctions et de rôles préconçus. « Hétéra » veut donc dire avoir des relations entre hommes et femmes avec un script de départ différent, qu’on écrirait nous-même et qui serait égalitaire, tendre et doux.
“Aujourd’hui, nous attendons de l’amour ce que d’autres attendaient de Dieu”
Comment définiriez-vous la séduction aujourd’hui ?
Je trouve notre rapport collectif à l’amour et à la séduction assez touchant, aujourd’hui. Nous avons des attentes délirantes de la vie affective, qui serait censée nous valider en tant que personne, tout en valorisant les comportements les plus égoïstes. Nous attendons de l’amour ce que d’autres attendaient de Dieu. Mais aucun individu, aucun couple, aucun amour, aussi beau et fougueux soient-il, ne nous délivreront du poids du mystère et de la fragilité de notre existence. Depuis que nous sommes nés, nous sommes seuls à l’intérieur de nous-même, et cette part de solitude demeurera tout au long de notre vie. Heureusement, il y a des moments de sérénité sublimes. Il faut apprendre à les saisir, à les chérir, à les susciter. Ils prennent la forme d’un fou rire, d’un baiser qui nous bouleverse, d’une chanson ou un tableau qui nous prennent aux tripes. L’art et l’amour sont tous deux des moments de connexion où le voile de la solitude ontologique se perce. C’est aussi la question que je me suis posée dans mon livre : comment apprendre à créer ces instants de répit ?
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