Journal de l’intime

Martin Legros publié le 6 min

Le corps paraît domestiqué, rationalisé, ausculté sous toutes les coutures, mais nous ne paraissons satisfait de lui que lorsqu’il vit dans «le silence des organes». Et si, pour percer son mystère, il suffisait de lui laisser la parole ?

« Pourquoi ne ferait-on pas le journal de son corps ? se demandait Paul Valéry en 1919. Oserai-je écrire “mon corps” ? Tout ce que j’en sais ? Non pas mon corps, celui des médecins, mais celui que je me connais. Je ne sais rien au-delà de lui. Il est ma science, et je crois bien la limite de toute science, lui, ses affaires, ses gênes, ses besoins et leurs ennemis, ses régularités et leurs écarts, ses digestions, ses règles, et les sales détails humides de l’[Amour] » (Journal d’Emma, nièce de Monsieur Teste). Trop philosophe sans doute, trop attaché à se faire le sismographe de l’esprit, Valéry n’est jamais allé au bout de ce projet littéraire.

Il a fallu attendre un siècle pour que la même idée germe dans l’esprit – ou était-ce son corps qui demandait son dû ? – d’un écrivain, Daniel Pennac, qui a relevé le défi. Son Journal d’un corps (Gallimard, 2012) se présente comme le récit au jour le jour qu’un homme pourtant très pudique, né en 1923, à une époque ou le règne du cool n’était pas encore dominant, a tenu sur tous les événements, intimes et historiques, grandioses et grotesques, dont il a été le témoin et l’acteur. Sauf qu’ils sont racontés du point de vue presque exclusif de son corps, de la manière dont celui-ci a vécu les choses. La caméra subjective n’est pas celle d’un ego, d’une conscience, d’une personnalité, elle est celle, beaucoup plus réaliste, d’un corps : de ses besoins, de ses gênes, de ses régularités, de ses humeurs et de ses « sales détails », mais aussi des moments de grâce ou de jouissance qui l’ont fait vibrer. S’adressant à sa fille Lison, qui ne l’a jamais vu nu et qui va pourtant découvrir, par-delà la mort, quand ce journal lui sera transmis, l’intimité organique, sexuelle, sentimentale de son père, le narrateur s’explique sur le sens de sa démarche. « J’étais un bourgeois de mon temps, de ceux qui utilisent encore le point-virgule et qui n’arrivent jamais au petit déjeuner en pyjama, mais douchés, rasés de frais et dûment corsetés dans leur costume du jour. » Et il ajoute cette précision capitale : «Le corps est une invention de votre génération, Lison. Du moins quant à l’usage qu’on en fait et au spectacle qu’on en donne. Mais pour ce qui est des rapports que notre esprit entretient avec lui en tant que sac à surprises et pompe à déjections, le silence est aujourd’hui aussi épais qu’il l’était de mon temps. »

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