Je t’aime… moi non plus
« “I want to fuck her.” On se souvient de cette saillie de Serge Gainsbourg en smoking sur un plateau de télévision face à Whitney Houston, bouche bée. Cette séquence m’est revenue alors que la maison de l’artiste, rue de Verneuil à Paris, s’apprête à ouvrir ses portes à la visite le 20 septembre. Je me suis demandé pourquoi lui, qui coche a priori toutes les cases pour être “annulé”, ne l’est pourtant pas.
“What ! What did you say ?”, répliquait Whitney Houston qui n’en croyait pas ses oreilles, tandis que Michel Drucker tentait laborieusement de s’en sortir : “Il dit que vous êtes très jolie”, “Il a dit : ‘J’aimerais bien vous offrir des fleurs’ !” Et Gainsbourg de renchérir, hilare : “Pas du tout, j’ai dit que je voudrais bien la baiser”, avant de bredouiller des excuses éthyliques sous les rires du public, en lui passant une main baladeuse dans les cheveux…
C’était en 1986 mais cette séquence hallucinante paraît préhistorique : on boit, on fume sur le plateau et les émissions déraillent en direct. La consommation et la promotion d’alcool et de cigarette ont été réglementées. La place du direct a été réduite au profit des émissions enregistrées. Surtout, #MeToo est passé par là ! Mais Serge Gainsbourg résiste, bien qu’il puisse incarner un répulsif : tabac, alcool, misogynie et propos scandaleux. Je vois quatre hypothèses à l’aura persistante dans l’imaginaire collectif du “dégueulasse type” – dixit Catherine Ringer, qui aura elle aussi été la cible de ses propos sexistes.
1) La stature du génie. Serge Gainsbourg, ce sont des titres magnifiques, polis de façon maniaque. Des mots qui vont et qui viennent entre ses mains, des rimes, des boums et des bangs, qui agitent nos cœurs blessés. De remarquables concept-albums comme L’Homme à tête de chou (1976). Chacun de ses petits papiers formait des palimpsestes recouverts de biffures et d’amendements. Cette architecture poétique et musicale géniale force le respect… mais le génie n’est pas une immunité !
2) La séduction du maudit. La mort relativement précoce du compositeur l’a fait définitivement basculer dans le clan des romantiques maudits, auxquels il s’est tôt identifié. L’exposition que lui consacrait la Bibliothèque publique d’information, à Paris, témoignait de son attrait pour les figures littéraires comme Rimbaud, Baudelaire et Poe, les surréalistes, les dadaïstes, Nerval et Nabokov… Il s’est forgé son personnage de révolté à la laideur manifeste, marginal à Repetto blanches, lecteur de Schopenhauer, damné dostoïevskien dont même les excès se veulent esthétiques.
3) La nostalgie d’une époque. Le chanteur ravive pour certains le fantasme d’une période que n’aurait pas abîmé le “politiquement correct”. Mais la nostalgie qu’il appelle est aussi plus intime. On écoute Gainsbourg parfois d’une oreille distraite, sensible à tout ce qu’il évoque. Enfant en banlieue, je me souviens que mes voisins avaient chez eux une statuette en bois avec des oreilles énormes, tel un fétiche inca, représentant le chanteur qu’ils admiraient. Dans mon souvenir, il ne me plaisait pas trop. Mais j’aimais bien cette époque.
4) Le totem au musée. Finalement, Gainsbourg ne résiste pas à l’esprit du temps malgré tout. Il incarne au contraire tout ce que l’époque rejette mais qui appartient à un passé, que certains peuvent regretter, mais bel et bien révolu. Gainsbarre ne serait pas ainsi seulement un “déguelasse type” mais aussi un “idéal-dégueulasse-type” – pour pasticher le sociologue Max Weber, qui parle d’idéal-type pour désigner les traits caractéristiques d’un groupe social. Il serait le totem d’une époque défunte, un personnage historique… qu’on est content de voir au musée ? »
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