“Je est un nous”, de Jean-Philippe Pierron
Et si l’écologie commençait par l’expérience de la nature vécue à la première personne ? C’est parler de la pluie et du beau temps, taquiner une sangsue dans un abreuvoir, caresser l’écorce d’un hêtre, se souvenir de l’odeur d’un figuier ou d’un chant d’oiseau… Avec cette intuition forte, le philosophe Jean-Philippe Pierron a forgé le concept d’écobiographie.
Il l’a testé d’abord de façon empirique auprès de ses étudiants de master à Lyon en leur demandant, non de parler de la nature, mais « d’être des vivants à qui la nature aurait parlé ». Il le creuse dans son essai Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant (Actes Sud, 176 p., 19 €), où il mêle ses sensations personnelles à celles des prédécesseurs illustres du récit écobiographique, depuis la poétique de Gaston Bachelard jusqu’à l’écologie profonde de Arne Næss.
En articulant l’individu au collectif vivant, et celui-ci au politique, l’écobiographie apparaît ainsi comme un nouvel exercice de soi destiné à nous réajuster au monde.
Une forme d’écologie poétique et personnelle
L’écobiographie est, pour Pierron, un « texte de soi écrit avec les textures du monde ». Elle implique donc une poétique. Le haïku japonais en est un modèle, puisque son art consiste à décrire un état d’âme en faisant le détour par un état du monde, d’une saison, d’un « plouf » de grenouille dans la rivière. Elle dit l’émerveillement du docteur Albert Schweitzer devant le ballet des hippopotames près de son hôpital de brousse, à Lambaréné (dans l’actuel Gabon). Plus ordinairement, elle peut commencer par l’effort de se souvenir et d’apprendre à décrire avec justesse une rencontre d’enfance avec un lieu ou un être vivant qui m’habite encore aujourd’hui. C’est ainsi que s’élucide le fait de s’éprouver dans un milieu.
N’est-ce pas alors qu’une « égologie » ? Non, réplique Jean-Philippe Pierron. Si l’écobiographie est une version moderne du « connais-toi toi-même », c’est une écologie à la première personne où « la personne n’est pas première » mais intimement reliée à un milieu et à des altérités multiples. Mais elle suggère qu’il n’y a pas d’écologie politique « sans une forme d’écologie personnelle ». C’est, en quelque sorte, de meilleur moyen de ne pas se raconter d’histoire, et, par exemple, de fantasmer sur le sauvage et la nostalgie d’une nature vierge.
Un partage des expériences et des ambivalences
L’écobiographie fonctionne par le partage de ces expériences. Non, ce n’est pas ridicule d’éprouver de la joie à se serrer contre un arbre. Peut-être y a-t-il dans cette joie quelque chose d’essentiel qui mérite de ménager à ce « bouleversement intime » un avenir public, notamment dans l’éducation.
L’écobiographie agit aussi par la prise de conscience de nos ambivalences. « Qu’est-ce que j’aime dans le ski ? » se demande Pierron. Suis-je bien sûr qu’il s’agit d’une expérience de la nature lorsqu’elle dépend d’heures de bouchons sur les routes – et de toute une industrie du loisir qui me la vend comme telle ? Toutes choses égales par ailleurs, la philosophe australienne Val Plumwood (1939-2008) a changé de pratiques et de vision du monde après avoir fait l’expérience du « devenir proie », en manquant se faire dévorer par un crocodile. L’écobiographie est donc réforme des pratiques collectives par la réforme de soi.
Un care vert ?
L’écobiographie rejoint les politiques du soin et de l’attention. Elle se revendique de l’écologie profonde du philosophe norvégien Arne Næss : « La crise écologique n’est pas un problème technique à résoudre techniquement, conclut Pierron, […] elle est une crise des accordages. »
Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant, de Jean-Philippe Pierron, est paru aux éditions Actes Sud dans la collection « Mondes sauvages, pour une nouvelle alliance ». Il est disponible chez votre libraire.
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