Lectures

Jacques Roubaud. « Le mot ‘vanité’ m’a paru inadéquat »

Jacques Roubaud, propos recueillis par Martin Duru publié le 3 min

« Quand j’ai été sollicité pour participer à la “Bible des écrivains” – on avait pensé à moi pour le livre Nombres, parce que je suis (en tout cas étais, à l’époque) mathématicien –, j’ai posé une condition à mon acceptation : être un des traducteurs du livre Qohélet dit, en français, l’Ecclésiaste. C’était en effet le livre que je connaissais le mieux, par tradition familiale d’une part (ma mère était professeur d’anglais et il y avait chez nous, en bonne place, les œuvres de Shakespeare et la King James Bible) ; d’autre part, par les échos qu’on en trouve dans la grande poésie anglaise, et quelquefois française (je pense à Pierre Jean Jouve). Lorsque je me suis lancé dans ce travail, entrepris avec Marie Borel et Jean L’Hour, la question s’est posée de la traduction du mot (transcrit) hével et de l’expression hével havalim – rendus traditionnellement par “vanité” et “vanité des vanités” –, presque omniprésents dans le texte du livre. Ils en sont comme la signature. Ils identifient, d’une manière, son sens. Nous avons été confrontés à deux options de traduction, que je vais présenter dans l’ordre inverse de la chronologie des versions modernes de la Bible. Pour renouveler la traduction traditionnelle, sentie comme inadéquate ou vieillie, on a proposé en particulier des traductions par mot et expression concrètes : rendre hével par “buée”, par exemple. Le défaut de ces solutions est double : d’une part, elles falsifient le sens de ce que dit réellement Qohélet ; d’autre part, elles partent de l’idée bête et méprisante que, s’agissant d’un texte archaïque, ses auteurs étaient nécessairement incapables d’accéder à l’abstraction. Mais la traduction de hével par “vanité” et d’hével havalim par “vanité des vanités” nous a paru inadéquate. Elle a conduit et conduit toujours à un contresens : le mot latin de vanitas, choisi par Jérôme [de Stridon (v. 347-420), Père de l’Église et traducteur de la Bible en latin], était dangereusement ambivalent. Il menait à une interprétation morale du mot, de l’expression et du texte tout entier, franchement exprimée par saint Augustin quand il choisit d’abord de traduire par vanitas vanintantium (“la vanité des vaniteux”) ; ce sens est, selon nous, absent du livre hébreu. L’examen, fait par Jean L’Hour, de la totalité du texte biblique, pour y examiner l’emploi de hével nous a convaincus du fait qu’il n’en existait aucune traduction adéquate en français. C’est le livre tout entier qui lui donne son sens. Et il donne son rythme au poème qu’est Qohélet.

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