Jacques Bérès. Trompe la mort

Dans le salon d’un confortable appartement parisien, le soleil entre à flots par les fenêtres qui donnent sur le Panthéon. Quatre étages plus bas, des terrasses bondées de consommateurs paisibles. Impossible d’imaginer que l’homme assis dans le canapé et qui ne cesse de répondre, sur ses divers téléphones, aux appels de toute la presse se trouvait il y a quelques jours, en Syrie, dans l’enfer de Homs, sous le pilonnage incessant des sbires de Bachar el-Assad, au milieu des ruines, des incendies, des cadavres pour opérer des blessés. Impossible d’imaginer qu’il a décidé d’y retourner d’ici cinq jours. « Ce sera compliqué pour entrer, mais encore plus dangereux pour ressortir, les hommes d’Assad tirent dans les tunnels et ont miné tous les passages. » À 71 ans, barbe et cheveux blancs, visage buriné, regard ardent, toujours leste et vigoureux, Jacques Bérès, cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, a décidé, tout seul, d’aller apporter à la résistance syrienne son expérience de chirurgien de guerre. « Les grosses organisations non gouvernementales sont devenues frileuses, bureaucratiques, pas assez réactives. Pour la Syrie, elles hésitent, attendent… » Alors, comme il l’a toujours fait, Bérès se lance. Il fonce. Il franchit le pont…

« Quand j’étais en khâgne à Louis-le-Grand, je songeais à m’orienter vers la philosophie. » Mais il avait aussi le goût de l’action et son attrait pour la conceptualisation n’était pas aussi fort que celui des khâgneux de sa promotion dont faisait partie, entre autres futures célébrités, Régis Debray. Premier passage à l’acte : « Ce sera la chirurgie ! » Le voilà médecin militaire en coopération à Saïgon, en 1968, en pleine offensive du Têt. Seul praticien de garde dans un hôpital déserté par les autres médecins, il opère, presque sans expérience, avant que la panique ne vide bientôt aussi l’hôpital de ses malades. Contre-offensive américaine. C’est alors son deuxième passage à l’acte, emblématique et fondateur : Bérès décide de passer du côté du Viêt-cong replié à Cholon. Son rapport au danger et à la mort, durant les quarante-cinq années de baroud qui vont suivre se joue sur un petit pont en dos-d’âne qu’il franchit lentement, mains en l’air. « Dans les yeux des enfants qui me regardaient avancer vers les soldats viêt-congs, j’ai vu que j’étais mort ! » Espion américain ? Canons de Kalachnikov dans les reins, il est plaqué par de très jeunes types contre le mur des exécutions. « Piétinant dans la flaque de sang frais, j’ai vu les éclats de crâne, de cervelle et de cheveux incrustés dans le mur. » Il se met à faire un discours avec le peu de vietnamien qu’il connaît : « Docteur français ! Me tuer : grosse erreur ! » « Parler, ça évite que tu chies de trouille. » Feu ! Mais, surprise : on l’a fusillé et ça ne fait même pas mal ! Les soldats rebelles rigolent : ils ont joué à tirer à côté. Lui qui avait crié « US, go home ! » va pouvoir soigner les victimes de tirs américains. De nouvelles aventures l’attendent… Toujours partir, décider d’y aller. Souvent seul… contre tous.