François Dosse : “Les apports de l’université de Vincennes sont sérieux et nombreux, bien au-delà du folklore”

Elle est rapidement devenue une légende, détestée des uns, adulée des autres : l’université de Vincennes, créée en 1968, a laissé un souvenir durable à ceux qui l’ont connue et continue de nourrir aujourd’hui encore les imaginaires de ceux qui la fantasment. Spécialiste de l’histoire des idées, l’historien et épistémologue François Dosse retrace la genèse et la vie mouvementée de « Vincennes-la-folie » dans un livre passionnant et empreint d’une certaine nostalgie : Vincennes. Heurs et malheurs de l’université de tous les possibles (Payot, 2024). Entretien.

L’université de Vincennes était-elle à l’origine conçue comme un asile pour la chienlit ?

François Dosse : Il est évident que cette université a d’abord été le produit de mai 1968. De Gaulle disait qu’elle était faite pour les « emmerdeurs », autrement dit qu’elle était destinée à évacuer du Quartier latin les contestataires pour les mettre à distance et à l’écart, en plein bois, entre un champ de tir de l’armée et les prostitué(e)s. Là, les gauchistes pourraient s’agiter sans que le bruit qu’ils feraient parvienne jusqu’en ville. Mais on ne peut pas le réduire à ça : c’est aussi une université idéale, calquée sur le modèle des campus américains qui avait vocation à exemplifier ce qu’on pouvait faire de mieux dans la modernité, avec une très belle construction et un équipement de grand luxe – sièges Knoll, moquette dans tous les amphis et écrans dans toutes les salles. On a tendance à croire que Vincennes a été créée par quelques personnalités comme Michel Foucault, Hélène Cixous et Jacques Derrida alors que le cœur vient plutôt de l’Institut d’anglais, avec des anglicistes comme Pierre Dommergues, Bernard Cassen ou Raymond Las Vergnas – et, pour le coup, Cixous –, tous fascinés par ce modèle américain, et plus précisément de l’Ouest américain, c’est-à-dire de Berkeley et de la Californie.

“Vincennes était aussi une université idéale, calquée sur le modèle des campus américains, bien construits, luxueux et ultramodernes” François Dosse

Une manière de saisir l’occasion de surfer sur la vague de l’essor des sciences humaines et du succès de la French Theory ?

Le centre expérimental de Vincennes a été un lieu d’accueil pour le structuralisme triomphant, lui qui jusqu’alors ne trouvait pas sa place dans l’enceinte universitaire. Il faut dire que la modernité de ce mouvement de pensée avait trouvé son moyen d’expression dans de nombreuses revues durant toutes les années 1960 mais n’avait pas réussi à s’intégrer dans le cadre académique de la vieille Sorbonne qui, au nom des humanités classiques, était restée à distance de l’émergence de la linguistique, de la psychanalyse et de l’anthropologie. Ce n’est pas un hasard si parmi les départements phares de l’université de Vincennes, on retrouve la linguistique chomskienne, la psychanalyse lacanienne et le marxisme althussérien en philosophie et en sociologie. Des professeurs très jeunes ont alors été nommés, dont certains n’avaient pas 30 ans et n’étaient pas sortis de leurs études. Et en même temps, comme on peut l’observer, c’est déjà le début de la fin pour le structuralisme.