Faut-il juger les fous ?

Martin Legros publié le 14 min

À la suite de faits-divers ayant défrayé la chronique, le gouvernement a initié une loi permettant de faire comparaître les malades mentaux et de maintenir en détention de sûreté des individus présumés dangereux. Une perspective inquiétante, sur laquelle avait travaillé voilà plus de trente ans le philosophe Michel Foucault. Au-delà des rapports étranges qu’entretiennent désormais la justice et la psychiatrie, c’est la question de la place des fous dans la société d’aujourd’hui qui est posée.

Meurtres à l’hôpital de Pau

Nuit du 17 décembre 2004. Hôpital de Pau. Romain Dupuy, un jeune homme de 21 ans, pénètre dans l’enceinte de l’hôpital. Ancien patient, connu des services psychiatriques pour sa schizophrénie, il manifeste depuis longtemps des troubles inquiétants du comportement. Comme par exemple lorsqu’il achète quatorze oiseaux vivants pour les décapiter ensuite dans sa salle de bains. Ce soir-là, il assassine de plusieurs coups de couteau une infirmière et une aide-soignante et décapite l’une d’elle. On retrouve la tête sur la télévision de la salle commune de l’hôpital… Au terme de l’instruction, le juge de Pau prononce un non-lieu pour raison psychiatrique, qui met un terme à la perspective d’un procès en assises. Ayant fait appel de cette décision, les parties civiles, indignées, obtiennent que Romain Dupuy comparaisse en audience publique. Froid et comme détaché – il suit un traitement médical –, l’assassin expose calmement les visions délirantes qui ont accompagné son acte. « Quand je lui ai coupé la tête, je croyais que c’était un serpent géant qui allait m’avaler », dit-il.

La décision d’appel confirme le non-lieu. Au grand dam du chef de l’État, Nicolas Sarkozy, qui avait pris fait et cause pour les familles des victimes. Suite à ce désaveu, le président de la République convoque ses ministres et les charge de préparer une réforme de la responsabilité pénale des malades mentaux. Il s’agit de mettre en place une audience publique de la chambre d’instruction et d’y faire comparaître le malade et, à défaut de pouvoir le condamner, établir les faits qui lui sont reprochés. Le but : permettre aux familles de « faire le deuil ». Mais n’est-ce pas utiliser le rituel judiciaire et l’œuvre de justice à des fins thérapeutiques qui ne lui appartiennent pas ? Alors que les associations de victimes applaudissent, nombre de juristes et de psychiatres dénoncent le retour du procès des fous.

 

Revenir sur les principes du droit pénal ?

En août 2007, à Roubaix, Francis Évrard, pédophile récidiviste condamné en 1989 à vingt-sept ans de réclusion, est remis en liberté malgré un risque élevé de récidive. Il viole le petit Enis, âgé de 5 ans. Que s’est-il passé ? Comment a-t-il échappé au traitement psychiatrique en détention et à la surveillance de sûreté ? Devant l’effroi déclenché par ce nouveau fait-divers, Nicolas Sarkozy entend faire en sorte « qu’on ne laisse pas des monstres en liberté après qu’ils aient effectué leur peine ». Un projet de loi sur la « rétention de sûreté des criminels dangereux » voit rapidement le jour. Il prévoit que les condamnés à des peines de plus de quinze ans (viol de mineur, torture, séquestration, etc.) pourront être placés, une fois leur peine expirée, dans des hôpitaux-prisons, s’ils présentent une grande « dangerosité ». Une dangerosité définie comme « une probabilité très élevée de récidive » due à « un trouble grave de la personnalité ». Alors que les associations de victimes et une partie de l’opinion, sous le coup de l’émotion, accueillent favorablement ces nouvelles dispositions, une grande partie des juristes, des psychiatres, mais aussi des intellectuels et des associations de malades mentaux s’inquiète. Au nom de la lutte contre la récidive, n’est-on pas en train de revenir sur les grands principes du droit pénal ? Au nom de la lutte contre les criminels dangereux, n’est-on pas en train de créer une confusion dangereuse entre maladie mentale et criminalité, entre justice et psychiatrie ?

 

Michel Foucault mettait en garde contre les dangers d'une psychiatrie qui deviendrait l'instance centrale de défense de la société contre ses ennemis intérieurs.

Le 25 février 2008, la loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental est votée par le Parlement. Dorénavant, les criminels atteints de trouble mental seront non seulement passibles d’un « procès », mais ils pourront être maintenus en prison en dehors de toute infraction, sur la seule base de leur dangerosité potentielle. Ce nouveau rapport à la folie, un philosophe, Michel Foucault, l’avait anticipé de manière prémonitoire il y a plus de trente ans, mettant en garde contre les dangers d’une psychiatrie qui deviendrait l’instance centrale de défense de la société contre ses ennemis intérieurs. On connaît bien ses ouvrages retentissant consacrés à l’histoire des grandes institutions de l’Occident moderne (la prison, l’asile, l’école ou l’hôpital). À ses yeux, ces institutions n’étaient pas tant destinées à guérir, éduquer, émanciper des sujets privés de leur autonomie qu’à discipliner des corps. Dans Surveiller et punir. Naissance de la prison (Gallimard, 1978), il montrait comment la conception carcérale du châtiment avait rompu avec les châtiments corporels, rares et exemplaires, d’une société de souveraineté afin d’instituer une économie générale et minutieuse de la peine propre à une société disciplinaire. Dans Histoire de la folie à l’âge classique (Gallimard, 1961), il montrait comment la naissance de l’asile, le grand renfermement des fous au XVIIe siècle, avait coïncidé avec l’auto-affirmation de la raison et le rejet en dehors d’elle de la folie, comme son autre absolu. Mais on connaît beaucoup moins bien les recherches ultérieures de Foucault, qui devaient le conduire à interroger les métamorphoses contemporaines de ces machines de pouvoir. L’archéologie des institutions, en particulier psychiatriques, avait alors paru discutable. Après tout, devaient opposer Marcel Gauchet et Gladys Swain – dans La Pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique (Gallimard, 1980) –, c’est parce qu’il apparaît comme un semblable, dont le trouble inquiète, que le « traitement moral » et psychiatrique du fou surgit en rupture avec l’ancienne cohabitation « heureuse » des insensés enfermés dans la forteresse de leur délire. La pensée de Foucault paraissait surtout excessive en regard de l’état de la psychiatrie et de l’asile de l’époque, en voie de dissolution. Cependant, ses travaux sur la dangerosité retrouvent aujourd’hui une très grande actualité, comme l’a montré un colloque international intitulé « Culture psychiatrique et culture judiciaire. Relire Michel Foucault » qui s’est tenu les 15 et 16 septembre dernier à la Grande Halle de la Villette, à Paris et qui a réuni des juristes, des psychiatres, des « usagers de la psychiatrie » (ainsi que se désignent aujourd’hui les « fous »), des associations de victimes et des philosophes, qui ont tenté de déchiffrer avec les « outils conceptuels » forgés par Foucault en son temps les rapports nouveaux, ambivalents et menaçants qui se nouent aujourd’hui entre justice et psychiatrie. À cette occasion, la psychanalyste Élisabeth Roudinesco soulignait : « autrefois Michel Foucault fustigeait un savoir psychiatrique qui ne méritait pas la critique qu’il en faisait. À l’inverse, on a l’impression aujourd’hui que ce discours radicalement critique est plus adapté à la situation actuelle ». Jamais Foucault n’a semblé aussi actuel qu’aujourd’hui.

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