Et vous, êtes-vous orgueilleux ?

« Avouez, les défauts sont beaucoup plus intéressants que les qualités. On pourrait discuter à l’infini des diverses manières d’être radin (“non, je suis économe”), égoïste (“il faut savoir prendre soin de soi”) ou irritable (“tu me provoques ou quoi ?”). Penchons-nous sur l’un des plus sensibles : les nuances de l’orgueil.

Voici donc mon petit classement personnel des degrés d’orgueil, du plus bénéfique au plus insupportable.

FIER… “Say it loud: I’m black and I’m proud!”, chantait James Brown en 1968, alors que les émeutes raciales secouaient l’Amérique après l’assassinat de Martin Luther King. Pour les minorités ethniques, sexuelles ou de genre, la fierté est l’envers de la honte, du mépris et de la ségrégation. Elle permet de parler à la première personne, de défendre sa dignité, d’affirmer le respect de soi contre les normes de la domination. C’est entendu, si une fierté mal placée est un peu ridicule chez le fier-à-bras, celui qui fait le malin ou le chien qui se promène avec une balle dans la gueule, elle est un bel équilibre entre l’humilité excessive et la vanité, comme l’explique Aristote dans son Éthique à Nicomaque. Cicéron confirme : “Tout ce qui est bon comporte de la joie ; or tout ce qui comporte de la joie mérite qu’on s’en félicite et qu’on en soit fier.” D’ailleurs, le mot “fierté” vient de fidere, qui signifie en latin avoir confiance, en soi et en l’issue de ses luttes. Quoi qu’en pensent les grincheux, la fierté des minorités hérite de la démarche des héros de l’Antiquité. “Say it loud…”

ORGUEILLEUX… Là, on entre en terrain miné. Si l’orgueil est encore une vertu aristocratique – la conscience de sa propre dignité – chez Corneille, la théologie chrétienne en a fait depuis longtemps le premier des péchés. La gourmandise, la paresse ou la colère, péchés capitaux, peuvent être combattus avec un peu d’assiduité. Mais l’orgueil est une attitude spirituelle qui récuse l’idée même d’un lien de dépendance à Dieu. L’orgueil est le geste du diable, qui se révolte et prétend fonder une existence parfaitement autonome. C’est, affirme Augustin dans la Cité de Dieu, “la source de tous les vices” puisqu’il procède d’un refus originel.

J’aime bien l’orgueil, quant à moi. Il sonne comme une rébellion contre la soumission absolue, et dialogue encore avec ce qu’il remet en cause. Surtout quand il est radical, comme chez Don Juan. Écoutons Nerval, qui donne vraiment envie d’être orgueilleux avec “Antéros” dans ses Chimères :

“Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur
Et sur un col flexible une tête indomptée ;
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.”

L’orgueil, c’est parfois superbe.

VANITEUX… D’un coup, on descend clairement d’un étage. En latin, vanus désigne le vide, le creux, le sans-substance. Alors pour le remplir, on s’enfle. Mais si le vantard, le poseur, l’avantageux énerve tellement, n’est-ce pas parce qu’il irrite notre propre vanité ? On détesterait les vaniteux par vanité. C’est la loi de notre individualité, constate La Rochefoucauld, selon qui “les hommes et les affaires ont leur point de perspective. Il y en a qu’il faut voir de près pour en bien juger, et d’autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné” (Maximes). Alors que pour juger de nous-mêmes, nous n’avons même pas les deux millimètres indispensables pour le moindre jugement possible. Pour nous en sortir, il faudrait peut-être alors se tourner vers Descartes. Le fond de la vanité, dit-il à la reine Élisabeth dans sa lettre du 15 septembre 1645, consiste à “rapporter tout à soi-même”, au lieu de “préférer les intérêts du tout, dont on est partie”. En se considérant toujours comme un être séparé d’autrui, “on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité”, “on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu”. Question de méthode, donc ? Si c’était si simple.

…OU SUFFISANT ? Car il y a pire que la vanité. La suffisance suggère l’autosatisfaction, avec une petite note de supériorité sociale, le tendre contentement de soi, l’aisance de celui qui rit à ses propres blagues et ne s’étonne que de la profondeur de ses propos. Le vide de la vanité s’est rempli et est devenu édredon. C’est là qu’on aperçoit la distance qui sépare la suffisance de la fierté, fruit de la lutte contre le mépris, et même de l’orgueil, théâtralisation d’un Moi qui prend des risques.

J’aime bien ces distinctions. Elles peuvent parfois servir de radar moral. Hélas, c’est toujours La Rochefoucauld qui gagne à la fin. Notamment quand il écrit : “Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.” Après tout, c’est déjà ça. »

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