Et la tendresse, bordel !
« On croit la connaître, on pense qu’elle va de soi, même si on se plaît à imaginer qu’elle pourrait avoir plus de place dans un monde en proie à de multiples adversités. Et les sages de notre temps, philosophes ou psychologues, n’hésitent pas à en faire l’éloge. Mais en réalité, par-delà le besoin qu’on en éprouve et la satisfaction qu’elle procure, la tendresse est un mystère qui transparaît déjà dans l’émotion que nous ressentons à son seul spectacle.
C’est ma lecture estivale de Proust qui m’a mis la puce à l’oreille. Dans La Recherche, et en particulier dans le deuxième tome, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le terme de tendresse est omniprésent, et même parfois un peu galvaudé, recouvrant des réalités disparates, depuis l’affection que le narrateur éprouve pour ses proches jusqu’à la naissance inavouable du désir pour des tiers, en passant par les émotions esthétiques que lui procure un paysage ou un morceau de musique – avec ces “quelques millions de touches de tendresse” que le pianiste peut faire surgir sur son clavier “mesquin” de sept notes. Mais dans ses occurrences les plus fortes, le terme est irremplaçable. Il nomme l’ouverture affective des individus les uns sur les autres, le fait que nous sommes sensiblement branchés l’un à l’autre. Ou, pour le dire dans ses propres termes, que la tendresse est ce qui “ensemence nos cœurs”.
Découvrant la peine qu’il ressent à la seule pensée qu’il pourrait décevoir ses parents, le narrateur avance une hypothèse philosophique extravagante : “La vie, ne craint-il pas de soutenir, ne m’apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse.” Cette tendresse fondamentale a de multiples déclinaisons. Elle peut qualifier le ton qu’emploie sa mère pour lire la prose, pleine de bonté, de George Sand : “Elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité.” Mais elle peut tout aussi bien nommer ce qui spécifie l’amour d’un père pour son enfant, et elle se teinte alors de mélancolie quand le père (Swann) mesure que sa fille (Gilberte) lui survivra.
“Swann était un de ces hommes qui, ayant vécu longtemps dans les illusions de l’amour, ont vu le bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort. Quand il n’y aurait plus de Charles Swann, il y aurait encore une Mlle Swann, ou une Mme X., née Swann, qui continuerait à aimer le père disparu. Même à l’aimer trop peut-être, pensait sans doute Swann, car il répondit à Gilberte : ‘Tu es une bonne fille’ de ce ton attendri par l’inquiétude que nous inspire, pour l’avenir, la tendresse trop passionnée d’un être destiné à nous survivre”
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t.2 : À l’ombre des jeunes filles en fleurs, NRF, 1919
Dernier trait, plus déceptif : la tendresse voue celui qui la prodigue à une attente impossible de mutualité, l’amoureux cherchant à la retrouver dans les sentiments de l’aimé… et ne rencontrant au final que son propre reflet.
“Quand on aime, l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, le force à revenir vers son point de départ ; et c’est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre et qui nous charme plus qu’à l’aller, parce que nous ne connaissons pas qu’elle vient de nous”
Marcel Proust, ibid.
À suivre Proust, la tendresse serait la semence fondamentale de tous les liens, réels et imaginaires, que nous tissons avec nos proches. Au hasard de mes lectures, et de ma sensibilité à la question, je tombe sur ce passage de Claude Lévi-Strauss, à la fin de Tristes Tropiques, qui lui donne une plus grande ampleur encore. L’ethnologue y fait très pudiquement état de son attachement pour les Nambikwara d’Amazonie qui lui ont fait découvrir, dans le soutien qu’ils se portent l’un à l’autre au sein même du dénuement le plus radical, quelque chose comme le socle de l’humain.
“On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine”
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955
Dernière occurrence philosophique de la tendresse – elles sont très peu nombreuses – chez Emmanuel Levinas. Dans un texte où il cherche à cerner ce point précis de retournement de notre désir en souci éthique pour le prochain, il écrit : “C’est là le langage originel… Le contact est tendresse et responsabilité” (addendum de 1967 à la 2e édition d’En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1949).
Innée ou acquise, solipsiste ou transitive, éthique ou esthétique, la tendresse est un mystère. Pour en comprendre les ressorts, peut-être faut-il d’abord accepter de se laisser remuer par elle. »
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