Dostoïevski, le double de Nietzsche
Deux ans avant de sombrer dans l’hébétude, Nietzsche fait une rencontre littéraire décisive, celle de Dostoïevski. La lecture du romancier russe lui donne la clé du phénomène chrétien et l’amène à reconnaître dans L’Idiot la figure du Christ. Plus largement, le philosophe trouve chez l’auteur des Carnets du sous-sol plus d’un écho fraternel à sa propre pensée.
Février 1887. Nietzsche se promène dans les rues de Nice. Et soudain : « un livre au titre inconnu, signé d’un nom inconnu, ouvert par hasard à un étalage de rencontre — et l’instinct, tout à coup, parle : un de tes proches est là », raconte-t-il, le 7 mars 1887, dans une lettre à Peter Gast 1. Il a en main un ouvrage qui vient d’être traduit en français, L’Esprit souterrain, et qui regroupe deux nouvelles de Dostoïevski. L’une d’elles, Les Carnets du sous-sol, parue en 1864, est le manifeste philosophique de l’écrivain qui sort de quatre ans de bagne et de six ans de relégation en Sibérie pour s’être affilié à un groupe révolutionnaire. Nietzsche l’ouvre, le feuillette, lit les premiers mots : « Je suis malade... Je suis méchant, très désagréable » 2. Il s’agit de la confession d’un fonctionnaire atrabilaire, haineux des autres et de lui-même : « Si c’est du foie que je souffre, eh bien ! puissé-je en souffrir encore davantage ! » Nietzsche saute quelques pages et tombe sur un autre passage : « Que tout soit anéanti, tout, tout ! Il me faut la paix, et pour l’avoir, je donnerais le monde entier pour un kopeck. Si l’on me donnait à choisir entre le thé et l’humanité, je choisirais le thé. Comprends-tu ? Eh ! je le sais : je suis un vaurien, un cochon, un égoïste, un lâche »... Ce rejeton hystérique de la modernité exprime une révolte qui ne peut pas ne pas intéresser Nietzsche. Il récuse tous les programmes idéologiques visant à l’harmonie sociale et à la consolation morale : utilitarisme, socialisme, positivisme... Il repousse ce que la modernité européenne peut lui offrir de mieux : le confort matériel par la consommation et la conquête du bonheur par la science. Il est à la fois l’homme du ressentiment, que Nietzsche combat, et le mécontemporain en qui il se reconnaît. Bref, cette découverte est « une sorte d’illumination ». Nietzsche est « grisé de joie » par cette « musique inconnue » 3. Il fait de ce moment l’une des grandes étapes de sa vie de philosophe : « Ç’a été un hasard tout pareil à celui qui, dans ma vingt et unième année, m’est arrivé pour Schopenhauer, dans ma trente-cinquième pour Stendhal. L’affinité instinctive a parlé tout de suite ; ma joie a été extraordinaire », confie-t-il à Franz Overbeck 4. Il conclut dans le Crépuscule des idoles : Dostoïevski est « un homme profond », « le seul psychologue qui ait eu quelque chose à m’apprendre » 5.
Subversifs, criminels et nihilistes
Nietzsche retrouve en Dostoïevski (1821-1881), son aîné de vingt-trois ans, mort six ans plus tôt, ses propres intuitions. Dans Aurore, paru en 1881, il utilisait la même métaphore. Il affirmait en effet : « Dans ce livre on assiste au travail d’un “être souterrain”, qui perce, qui creuse, qui sape. À condition d’avoir des yeux pour scruter un tel travail de fond, on voit comme il avance lentement […]. » 6. Dostoïevski et Nietzsche ont le même objectif : provoquer l’écroulement du grandiose édifice de la métaphysique occidentale devenue système des sciences et de l’organisation sociale. Montrer que le Vrai n’est pas la valeur suprême, que le Bien n’a aucun poids intrinsèque et peut être rejeté par caprice, que le Beau n’est qu’un mensonge bourgeois. Et ainsi : critiquer le socialisme qui domestique sous prétexte d’égalité, et déconstruire toutes ces nouvelles sciences qui enserrent l’homme dans un réseau de déterminations. Dostoïevski puis Nietzsche entreprennent de déceler sous les motifs sublimes de fraternité et de justice les véritables intentions des individus, beaucoup moins reluisantes. Ils veulent mettre à nu le nerf de notre vie morale, décrire les mouvements qui nous animent ou, pour utiliser une expression nietzschéenne, faire de la psychologie une « morphologie et […] une génétique de la volonté de puissance » 7. Après l’homme du sous-sol, Dostoïevski peuplera son œuvre d’humanistes impuissants, de bien-pensants pervers, de progressistes égoïstes, sans oublier les suicidaires métaphysiciens, les violeurs mystiques, les assassins par conviction. Toute une sub-humanité qui, après Nietzsche, inspirera notamment Freud, Chestov, Berdiaev, Heidegger, Bakhtine, Wittgenstein, Bataille, Camus, Ricœur ou Levinas.
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