Denis Podalydès : “Michel Bouquet était un acteur-philosophe”

C’est l’un des derniers monstres sacrés du théâtre et du cinéma qui est décédé ce mercredi à l’âge de 95 ans. Issu d’un milieu très modeste, formé par Vilar et Anouilh, Michel Bouquet a participé au renouveau théâtral d’après guerre en jouant Camus, Ionesco, Beckett, avant de rejoindre la nouvelle vague au cinéma avec Chabrol et Truffaut. Habitué des personnages sombres et méchants, il éclate dans le rôle de Javert dans l’adaptation des Misérables de Robert Hossein au cinéma, avant de recevoir plusieurs César et Molière.

Nous avons demandé à l’acteur Denis Podalydès, qui a été son élève au conservatoire, de nous livrer ses souvenirs du professeur et sa vision de l’art du comédien. Il nous fait connaître un passionné de philosophie, grand lecteur de Schopenhauer… mais rebuté par la pédanterie des « intellos ».

Quel souvenir gardez-vous de Michel Bouquet, qui a été votre professeur au conservatoire ? 

Denis Podalydès : Je garde le souvenir d’un « acteur-philosophe ». Il avait l’art de méditer son métier devant et avec les élèves ou les acteurs avec lesquels il jouait. Je l’ai découvert sur scène dans le personnage du Neveu de Rameau de Diderot, où il éclatait d'intelligence. Je le revois comme si c'était hier. En cours, on assistait à l'invention d'un organon : il déployait magistralement les raisons qui plaçaient haut le métier de comédien, art mettant en jeu notre vie entière. Nous étions mis au pied d'une montagne à gravir. Mais ce n'était pas tétanisant. Car il était en même temps très vivant et très drôle, mobilisant sans cesse des exemples, souvent puisés chez Molière, auteur suprême sur lequel il revenait sans cesse, matière d'un labeur infini. Écouter un cours de Bouquet, c’était comme assister à un enseignement sur la rhétorique, sur l’art de persuader. Il n’avait pas seulement du brio et de l’esprit, il possédait naturellement une exceptionnelle tenue de la langue et dans la langue : ses phrases s’imprimaient en nous pour toujours. En échangeant depuis sa mort avec d’anciens condisciples, on s’est ainsi rendu compte qu’on avait tous en tête une formule gravée en nous, qui a modelé notre existence d’acteur. On a tous reçu notre viatique, comme une petite pierre magique que l’on préserve. Mais un minéral qui n’est pas froid, hautement inflammable, car il y avait en lui le feu, la passion, la démesure.  

Vous, quelle formule vous-a-t-il transmise? 

« Mon petit Denis, m’a-t-il dit un jour en s’approchant de moi et me tapotant le front, tout ce qui est là doit descendre dans la chair ». Il savait que j’avais passé des années en khâgne et en philo, nous avions grand goût, l’un et l’autre, pour la discussion et les idées. Mais je jouais de tête, j’avais ce ton raisonneur qu’il n’aimait pas. Il voulait me faire comprendre que le jeu d’un grand acteur n’est pas de l’ordre de la déduction. Il avait raison.