Concepts sur court

Pour se hisser au niveau de la compétition mondiale, les grands sportifs déploient des efforts physiques parfois surhumains, ils doivent aussi développer des qualités stratégiques, stylistiques, psychologiques, morales, pour durer. De Mohamed Ali à Zinedine Zidane, les champions en viennent à représenter différentes manières de faire face à l’adversité. Irréductibles à des types psychosociaux, réels ou imaginaires, ces figures ont une dimension philosophique. S’il est vrai du moins que la philosophie ne se réduit pas à un savoir théorique. À suivre Gilles Deleuze, son histoire est remplie de ce qu’il appelle des « personnages conceptuels », êtres censés porter ou incarner les concepts. Au premier rang figure le philosophe lui-même, portraitisé depuis Socrate en « ami de la sagesse ». Se pourrait-il que les champions soient des personnages de ce type, pourvoyeurs d’une forme de sagesse ? Une hypothèse que nous avons voulu vérifier à l’occasion du tournoi de Roland-Garros, du 25 mai au 8 juin, à Paris.

Roger Federer. Le vertueux

Nationalité : suisse

Date de naissance : 8 août 1981

Classement ATP : 1

Titres en simple : 54

Titres en Grand Chelem : 12

Ses coups de fond de court d’une fluidité diabolique comme ses déplacements d’une précision presque mathématique lui valent l’adoration. On a déjà enregistré la panoplie de records battus, loué sa compétence sur toutes les surfaces, observé qu’il se blesse rarement, qu’il manifeste peu de fatigue au cinquième set et qu’il n’abandonne jamais une partie entamée. Beau gosse, discret et modeste, bien éduqué, fidèle en amour, Roger Federer a séduit les foules par une certaine idée du savoir-être. Et il en est heureux. Pour Aristote déjà, le bonheur est la fin ultime de toutes nos actions. Mais au départ se trouvent les émotions, les humeurs, les âpretés de la vie terrestre. On oublie souvent de mentionner que Federer, au premier tour comme en finale, est en constante recherche d’un état inférieur à ses limites physiques et psychologiques, comme doté d’une capacité continuelle de l’intellect de s’élever au-dessus de son action, de se contempler soi-même dans la réalisation du jeu, comme immergé dans sa propre perfection. La vie pratique des hommes, indique Aristote, nous distingue des animaux et des plantes en ceci qu’elle est dirigée par la raison. Cette capacité, précise-t-il, doit être poussée à son accomplissement. La vertu morale n’est que l’adaptation par la raison d’une fonction dont la nature a doté chaque homme dans sa particularité. Il n’y a rien de plus à espérer de la vie humaine, poursuit Aristote, que de se gouverner par ce qu’il y a en nous de meilleur, de « vivre selon la partie la plus noble qui est en nous », qu’il faut s’efforcer de faire parvenir à son plus haut degré de perfection. La détention de cette vertu personnelle, qui s’obtient et par disposition et par exercice, est la condition du bonheur dans la précarité du monde. Le tennis de Federer n’est pas seulement inné, il résulte d’une introspection choisie, d’une mesure des passions, d’une longue fréquentation de la défaite et d’une minutieuse économie du corps. Pour atteindre Federer dans sa plénitude tennistique, il faut le mauvais sort d’une mononucléose, comme ce fut le cas récemment. Il est peut-être le dieu du tennis moderne, mais un dieu mortel. C’est justement ce qu’Aristote pensait de l’homme dans l’exercice de sa vertu .