Comment la stylométrie a permis d’identifier qui se cachait derrière QAnon

Pour identifier Q, vous avez eu recours à la stylométrie. En quoi cela consiste-t-il ?

Jean-Baptiste Camps : La stylométrie, c’est étymologiquement la « mesure du style ». Elle est née de l’examen de la chronologie des dialogues de Platon, qui a longtemps fait l’objet de spéculations. À la fin du XIX^e siècle, un certain nombre de chercheurs ont essayé de la dresser, non pas à partir des idées développées dans ses textes mais sur la base de leur forme linguistique. Un auteur, le philosophe polonais Wincenty Lutosławski (1863-1954), a alors forgé le terme de stylométrie pour désigner cette approche. L’idée est de chercher à quantifier ce que l’on appelle en linguistique l’idiolecte, c’est-à-dire les propriétés de langue propres à chaque individu. La stylométrie suppose qu’un style individuel est discernable et sujet à évolution dans le temps, et qu’on peut le mesurer en comptant les fréquences des mots-outils, par exemple les prépositions, les déterminants, les auxiliaires, les possessifs... Ces mots ne sont pas perçus au même niveau de conscience que les mots de contenu, ils ne viennent pas de la même zone du cerveau. S’ils sont difficiles à percevoir, ils sont aussi plus difficiles à contrefaire.

Florian Cafiero : Ce sont aussi des mots que l’on utilise beaucoup, ce qui offre de la puissance statistique aux recherches. En 1963, les statisticiens Frederick Mosteller (1916-2006) et David Wallace ont publié un article fondateur sur les « Federalist Papers », ces célèbres articles publiés au XVIII^e siècle sous le pseudonyme unique de « Publius » pour populariser l’idée d’une Constitution américaine. Ils se sont rendu compte que l’usage de mots comme « war » ne distinguait pas bien entre les différents candidats, alors que quand on comptait les « while » ou « upon », on voyait qu’un des auteurs adorait les utiliser et l’autre pas du tout. Le problème, jusqu’à récemment, c’est que ce travail était extrêmement fastidieux. Le développement de l’informatique puis des supercalculateurs a marqué une rupture : ces machines permettent de travailler sur des volumes de données immenses, de manière rapide.

Comment avez-vous été amenés à utiliser cette méthode pour analyser les messages de Q ?

Florian Cafiero : C’est un peu accidentel. L’un de nous a été interrogé dans le cadre d’une dépêche AFP sur les travaux sur QAnon de la start-up suisse OrphAnalytics. C’est parvenu aux oreilles du New York Times qui nous a contactés pour démasquer Q. On s’est demandé si l’on pouvait enquêter sur des personnes vivantes anonymes, car ce sont des choses qu’on a refusé de faire dans d’autres contextes, comme des écrivains qui publient sous pseudonyme. Si Q avait été un véritable agent secret qui avait balancé des informations confidentielles, je pense qu’on aurait refusé de sortir le nom. Là, le contexte était particulier puisque les candidats potentiels étaient déjà des personnalités publiques : parmi les deux que nous finissons par incriminer, l’un, Paul Furber [l’informaticien sud-africain], a publié un livre sur QAnon, l’autre, Ron Watkins [le candidat à l’investiture républicaine en Arizona], a fait l’objet d’un documentaire HBO sur sa vie et son œuvre dans lequel il confesse à moitié être Q. Il y a aussi la dimension extraordinairement violente du mouvement QAnon, liée aux appels à l’envahissement du Capitole, à des fusillades, des tentatives d’attentats... Dans notre livre, quelqu’un se demande pourquoi il y a eu des enquêtes sur l’identité d’Elena Ferrante [pseudonyme d’un(e) écrivain(e) italien(ne) auteur de best-sellers] comme si elle était une criminelle, et je suis d’accord : on n’a pas à enquêter sur Elena Ferrante comme si elle était une criminelle, mais je pense qu’on peut enquêter sur des criminels comme s’ils étaient des criminels !