“Cher Connard” de Virginie Despentes : le pour/contre de la rédaction

Pour

Par Jean-Marie Durand

Tous, autant connards que nous sommes, ou croyons ne pas être, nous aimons lire dans Cher Connard (Grasset, 2022) la possibilité de conjurer le pire en nous. Plongé dans le roman addictif de Virginie Despentes, on s’émeut de cette possibilité même, quand tous les signes saillants de l’époque indiquent l’inverse, par la place monstrueuse qu’elle accorde à l’idée que la détestation guide les conduites sociales. Évidemment, rien n’est moins sûr que la neutralisation de la violence lorsque Rebecca balance d’emblée à ce connard d’Oscar, écrivain qui l’a insulté sur les réseaux sociaux : « J’espère que tes enfants crèveront écrasés sous un camion et que tu les regarderas agoniser sans rien pouvoir faire et que leurs yeux gicleront de leurs orbites et que leurs cris de douleur te hanteront chaque soir […] Et laisse Biggie tranquille, bouffon. » Oscar se sent alors obligé de s’expliquer : soit le début d’un dialogue évoluant du règlement de comptes à la régulation des affects.

Au fil des échanges, hilarants et subtils sous leur apparence vipérine, une certaine douceur affleure entre eux, comme si la guerre des sexes portait en elle l’horizon d’une paix des « baves ». « Tu peux compter sur moi. Oui, on pourrait se voir, un jour », finit par écrire Rebecca, au terme d’une discussion déployée le temps d’un confinement tenant à distance leurs corps et obligeant les mots seuls à prendre en charge leurs différends. Ce rapprochement ne procède pas d’autre chose que du miracle de la conversation. Comme un écho au livre récent de la philosophe Manon Garcia La Conversation des sexes (Flammarion, 2021), qui théorisait la nécessité de repenser, via la discussion ouverte, la question du consentement, Cher Connard prend au sérieux le principe de cette conversation ; au pied de la lettre, en somme. Lucide sur ce qui cloche encore entre les hommes et les femmes, mais aussi sur la violence des réseaux sociaux, des addictions, des diktats de beauté, des conformismes généralisés…, la romancière mesure les résistances tenaces de la culture patriarcale, incarnée par Oscar, autant qu’elle se prend à imaginer qu’elles se fissureront un jour. Quand bien même elle brasse un peu tous les sujets clé du moment, elle ne laisse jamais sa veine d’éditorialiste remontée écraser son souffle de romancière nuancée. Despentes joue avec ses personnages, les habitant autant l’un que l’autre ; sa voix s’entend dans chaque mot, y compris dans ceux d’Oscar, dont on devine combien sa fragilité encapsulée dans la connerie la touche. Si, comme le disait Lacan, la psychanalyse est « sans effet sur la connerie », la littérature peut, elle, tenter de la comprendre, en l’affrontant de l’intérieur, sans analyser ses non-dits mais en faisant résonner sa brutalité.