Byung-Chul Han: “Le désir se nourrit d’impossible”

Byung-Chul Han, propos recueillis par Ronald Düker publié le 14 min

Le parcours de Byung-Chul Han est étonnant : il quitte la Corée à 22 ans pour l’Allemagne afin d’y étudier la métallurgie. Mais c’est vers la philosophie qu’il se tourne. Pour lui, notre société, prisonnière du narcissisme, de l’activité incessante et du culte de la performance, assèche le désir à sa source. Une pensée acérée et limpide, à découvrir.

À l’automne 2011, nous avons lancé une édition allemande de Philosophie magazine. Lors de nos premiers échanges, notre rédacteur en chef à Berlin, Wolfram Eilenberger, a tenu à nous faire découvrir un philosophe qui n’était pas encore traduit en français, Byung-Chul Han. Son parcours est remarquable à plus d’un égard. Coréen, Han a émigré en Allemagne lorsqu’il avait 22 ans pour y étudier la mécanique. Mais une fois sur place, il s’est orienté vers la théologie et la philosophie, et il est le seul étudiant d’origine étrangère à avoir réussi l’exploit de soutenir une thèse d’État de philosophie en Allemagne et en allemand. Depuis, Han a été nommé professeur à la célèbre Staatliche Hochschule für Gestaltung (« école nationale supérieure pour la conception formelle ») de Karlsruhe, où enseigne aussi Peter Sloterdijk – mais les deux hommes ne s’apprécient guère, paraît-il. Autant les livres de Sloterdijk sont foisonnants, emplis de digressions et d’intermèdes, autant ceux de Han sont ramassés, abrupts ; son style est d’une incroyable économie. « Ses phrases sont comme des coups de hache, chacune atteint son but. Il écrit comme un homme qui voudrait abattre des arbres », explique notre confrère Wolfram. Et de fait, lire Han, c’est entrer dans une pensée qui pratique le staccato, très loin des enroulements dialectiques et de leur legato si prisés d’ordinaire par les penseurs allemands.

Byung-Chul Han en sept dates

  • 1959 Naissance à Séoul (Corée du Sud) 
  • 1978-1982 Études de métallurgie en Corée du Sud 
  • 1982-1988 Études de philosophie, de langue et civilisation allemande, et de théologie catholique, d’abord à Fribourg-en-Breisgau, puis à Munich 
  • 1994 Doctorat à Fribourg avec une thèse intitulée Heideggers Herz. Zum Begriff der Stimmung bei Martin Heidegger (« Le cœur de Heidegger. Sur le concept de tonalité chez Martin Heidegger ») 
  • 2000 Habilitation à l’université de Bâle 
  • 2000-2010 Privatdozent au séminaire de philosophie de l’université de Bâle 
  • Depuis 2010 Chaire de philosophie et de théorie des médias à la Staatliche Hochschule für Gestaltung de Karlsruhe

Han écrit pour combattre les maux actuels et convaincre. Il est désormais traduit un peu partout dans le monde, notamment en Corée et en Chine, où certains de ses essais sont des best-sellers. Les Français vont-ils prendre plaisir à sa lecture ? Ce mois-ci, deux essais de Han paraissent. Le premier, Dans la nuée, est une brillante méditation sur la condition de l’homme digital, l’ère du numérique et la dispersion dans le cloud. Le second, Le Désir ou L’enfer de l’identique, s’interroge sur la possibilité de l’amour et de l’érotisme dans une société où la figure de l’Autre tend à disparaître. Han est un imprécateur mais aussi un moraliste. Alors que le stress nous touche tous, il plaide, dans une prose tendue à l’extrême, pour une philosophie de la décontraction et de l’ouverture. Un paradoxe qui fait tout son sel.

 

Votre trajectoire est peu commune. Qu’est-ce qui attire un Coréen en Allemagne, et pourquoi un métallurgiste devient-il philosophe ?

Byung-Chul Han : Il y a dans la vie des ruptures et des métamorphoses que l’on ne peut pas expliquer. Peut-être ma décision, inhabituelle, est-elle aussi en bonne partie liée au nom que je porte. Adorno a dit un jour que les noms étaient des initiales que nous ne comprenons pas, mais auxquelles nous obéissons. L’idéogramme chinois pour « Chul » rappelle, par sa sonorité, aussi bien le fer que la lumière. En coréen, « philosophie » signifie la « science de la lumière ». Il est donc possible que je n’aie fait que suivre mon nom.

 

Jusqu’en Allemagne…

Oui, je suis arrivé en Allemagne avec un titre d’admission aux études de métallurgie à la Technische Universität de Clausthal-Zellerfeld, près de Göttingen. J’avais dit à mes parents que je poursuivrais mes études de technologie en Allemagne. J’ai été forcé de leur mentir, sans cela ils ne m’auraient pas laissé partir. En fait, j’ai fichu le camp, tout simplement, dans un tout autre pays dont je ne connaissais à l’époque ni la langue ni l’écriture, et je me suis jeté dans de tout autres études. C’était comme dans un rêve. J’avais 22 ans.

 

« La société de performance actuelle est une société d’auto-exploitation volontaire »

Votre essai sur La Société de la fatigue, best-seller en Allemagne, est devenu un livre culte en Corée du Sud. Comment l’expliquez-vous ?

Manifestement, les Coréens se sont sentis concernés par la thèse fondamentale du livre : la société de performance actuelle est une société d’auto-exploitation volontaire, et l’exploitation est désormais possible même sans domination. La Corée du Sud est une société de fatigue au stade terminal. Et c’est un fait, en Corée, on voit partout des gens qui dorment. À Séoul, les rames de métro sont comme des wagons-lits.

Expresso : les parcours interactifs
Popper et la science
Avec Popper, apprenez à distinguer théorie scientifique et pseudo-sciences, pour mieux débusquer les charlatans et (enfin) clouer le bec à ce beau-frère complotiste !
Sur le même sujet

Bac philo
3 min
Nicolas Tenaillon

Le désir est souvent conçu comme l’expression d’un manque. Le mot vient d’ailleurs du langage des oracles où il désigne l’absence d’une étoile (siderius) dans le ciel. On distingue le désir du besoin (qui appelle une satisfaction…



Article
3 min
Emmanuel Levinas

C’est à Levinas (1906-1995) que l’on doit d’avoir le premier – et peut-être avec le plus d’acuité – décrit le vécu de la fatigue. Pour le philosophe, la fatigue est un « décalage de l’être par rapport à ce à quoi il reste attaché » – l…


Article
3 min
Yves Michaud

Sur la scène politique, WikiLeaks a sans doute mis fin aux secrets d’État. Mais en matière d’économie, cette nouvelle ère de la transparence va…

Transparence et opacité

Article
6 min
Catherine Portevin

Impossible de clore ce dossier sans passer par l’Allemagne, qui a été plus loin que tout autre pays européen dans l’accueil volontaire des réfugiés. Mais à l’enthousiasme initial ont succédé heurts, agressions et polémiques. Le point…



Article
8 min
Jean-François Mattéi

Le virtuel a triomphé. Notre monde est celui des simulacres, ces contenus qui ont l’apparence de la réalité. Les images produites par des procédés numériques, filmées par des caméras électroniques, calculées par des logiciels et…