Boss transcendantaliste

Lundi soir, le véritable boss n’était pas sur TF1, mais sur la scène de La Défense Arena à Paris. Pendant qu’Emmanuel Macron annonçait une baisse d’impôts pour les classes moyennes à hauteur de deux milliards d’euros tout en répétant assumer sa réforme des retraites – sérénade en solo désormais ennuyeuse et connue –, Bruce Springsteen et son E Street Band enflammaient pour trois infatigables heures le cœur de 40 000 spectateurs.

« Désorganisation et compte en banque en berne oblige, jusqu’à une heure avant le concert, je n’avais pas de billet, pour une soirée sold out depuis belle lurette. Les concerts en stade, c’est jamais terrible, me consolais-je. À quoi bon regarder son idole sur un écran, avec un son parfois proche du dégueulasse ? Et puis j’ai entendu que ce serait probablement la dernière tournée de Springsteen avec son groupe légendaire. Le Boss n’est par ailleurs plus tout jeune – 73 ans. Même dans une forme olympique, on commence à craindre le pire. J’ai donc préparé ma pancarte “Cherche 1 place, merci”, et ai fait une petite prière dans le RER.

Sur place, la pancarte fait mouche : Bernie, 73 ans, “comme lui !”, le catogan clairsemé mais toujours pimpant, me propose un billet pour un prix dérisoire et inespéré. Venu d’Angleterre avec ses amis, il suit le Boss sur chacune de ses tournées depuis plus de 40 ans, et l’a vu en tout une centaine de fois – il ne se souvient pas de toutes, avoue-t-il. Sa première, c’était à Londres en 1981. “Vous aviez quel âge ?”, me lance-t-il dans la file. “Hum, je n’étais même pas née…” Je précise en rigolant que je suis de 1988. “La meilleure année du Boss !” Allez, si tu le dis Bernie… Une fois les portiques passés, on se donne une grande accolade, on se souhaite le meilleur concert de notre vie, et chacun se disperse dans la fosse. Le public a à peu près le même âge que les musiciens sur scène. Mais durant 27 chansons, tous vont oublier le temps qui passe.

Je serais incapable de dire quand j’ai entendu le Boss pour la première fois – sans doute que ma mère l’écoutait déjà. Ses albums accompagnent depuis une vingtaine d’années mes rêveries de vie menée pied au plancher (difficile de résister à ce cri : “Baby we were born to ruuuun”), mes déceptions amoureuses (“Take me now, baby here I am / Pull me close, try and understand…”, aimerait-on chanter à l’autre comme dans Because The Night), ou simplement des moments où un surcroît d’énergie dans le corps vous fait sauter dans votre minuscule appartement seul jusqu’à quatre heures du matin – l’album Wrecking Ball (2012), peut-être l’un des plus énervés de Springsteen, est idéal pour ça.

D’autres l’ont dit avant moi : Springsteen a ce talent de raconter avec une mélancolie noire des histoires de misère sociale et de défaite, sans pour autant se départir d’un indéfectible optimisme qui donne envie de hurler à la fois sa rage et sa joie. Ses personnages sont des losers en quête de rédemption, des mecs qui croient en la dernière chance et sont prêts à tout tenter pour l’obtenir. “I check my look in the mirror / Wanna change my clothes, my hair, my face”, chante-t-il dans Dancing In The Dark ; “I just can’t face myself alone again”, gémit-il dans Thunder Road. Oui, mais des “tramps like us” peuvent toujours s’en sortir, il suffit d’y croire – et de se laisser porter par le piano de Roy Bittan et le saxophone du regretté Clarence Clemons. Et cette croyance est collective : Springsteen joue en bande, pour des stades entiers qui reprennent ses chansons comme des hymnes.

À quoi le Boss carbure-t-il ? On loue son régime d’ascète, mais il y a sûrement autre chose. La source de cette énergie que l’âge entame à peine, il faut peut-être la chercher du côté du transcendantaliste Ralph Waldo Emerson. Dans La Confiance en soi, le philosophe écrit : “Pourquoi donc alors parler de confiance en soi ? Dans la mesure où l’âme est présente, le pouvoir sera là non pas confiant mais agissant. Parler de confiance est une piètre façon de s’exprimer. Parlez plutôt de ce qui a confiance car cela existe et c’est à l’œuvre.” Springsteen célèbre cette confiance agissante, qui pousse à s’imaginer en héros l’espace d’une chanson… quand bien même la rivière serait asséchée pour de bon. »

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