Baptiste Morizot, Michel Bozon. L’amour flou

Et si le hasard, qui, pour beaucoup d’entre nous, a été à l’origine de tournants décisifs de notre existence, n’était qu’une illusion ? Tel est le grand scandale de la sociologie qui, depuis la célèbre enquête d’Émile Durkheim sur la régularité statistique des suicides jusqu’à l’œuvre de Pierre Bourdieu, n’a eu de cesse de démontrer la banalité de nos choix, déterminés à notre insu par les mécanismes sociaux des habitus de classe. Oui, mais si, en effet, la société décide pour nous, quelle place reste-il à la responsabilité éthique ? Tel est l’enjeu du débat qui oppose pied à pied le sociologue Michel Bozon – qui a enquêté sur les histoires d’amour – et le philosophe Baptiste Morizot, qui termine une thèse sur le rôle que tient le hasard dans nos trajectoires de vie. MB face à BM donc… et c’est un très joli hasard.

Michel Bozon : On peut considérer le hasard comme étant une des manières dont les individus aujourd’hui interprètent leurs vies. Se référer au hasard, c’est s’opposer à l’idée que tout serait organisé sans que nous ayons notre mot à dire, que les vies suivraient un cours unique, qu’il n’y aurait ni tournant, ni inflexion, ni rupture imprévue. Prenons l’exemple de la rencontre amoureuse, sur laquelle j’ai travaillé. Il y a eu une époque où la formation des couples était une affaire de politique familiale. Les parents partaient à la recherche de conjoints pour leurs enfants, en veillant à l’équilibre des patrimoines et des statuts sociaux, et présentaient ensuite les intéressés l’un à l’autre. Il s’agissait donc précisément d’éviter le hasard. Ce dirigisme matrimonial de la génération adulte n’a plus cours, ce sont désormais les individus qui se choisissent eux-mêmes. S’ouvrir au hasard de la rencontre, c’est faire place au libre arbitre et à l’inclination personnelle. Le hasard est donc associé à l’amour. Mais voilà : le sociologue constate, dans ce contexte ouvert de formation des couples, des régularités statistiques à peu près aussi fortes que lorsque le mariage était arrangé ! Nous avons recueilli des éléments sur les lieux où les personnes s’étaient rencontrées ou les propriétés sociales de leurs partenaires. Or, dans ces couples qui reposent sur le choix des intéressés, on enregistre des régularités qui ne correspondent pas du tout à l’idée d’un choix aléatoire. Comment l’expliquer ? L’essentiel des rencontres des jeunes se fait à travers les activités de loisirs, qui les plongent dans des cadres de contraintes invisibles dont ils n’ont pas directement conscience, mais qui les amènent à lier essentiellement connaissance avec des personnes qui ont les mêmes goûts, qui partagent les mêmes dispositions et qui sont socialement proches. En somme, le hasard fait bien les choses !

Baptiste Morizot : Il y a un problème dans l’usage même du mot hasard, dont la polysémie provoque constamment des glissements de sens, si bien que l’on ne sait finalement plus de quoi on parle. Il est en effet possible de positionner le hasard du côté du libre arbitre, contre la contrainte qui serait du côté des stratégies matrimoniales. Mais on peut aussi concevoir, à l’instar des philosophes atomistes, que ce qui arrive par hasard, c’est ce qui arrive sans intention, ce qui est dénué de toute finalité. Le hasard serait ce qui choisit quand personne ne choisit. En ce sens, l’invocation du mot hasard pour parler de la rencontre amoureuse ne renvoie pas à une libération des mœurs, mais aux effets singuliers de ce type de rencontre. Il est question ici d’un sens ancien du mot hasard qui ressurgit dans l’inconscient de la langue. Ce sens a été formulé par Ernest Renan. « Le hasard, écrit-il dans L’Avenir de la science [1890], est ce qui n’a pas de cause morale proportionnée à l’effet. » C’est une idée très subtile, car elle articule un modèle de mécanique classique à une problématique morale. En mécanique classique, un effet est toujours proportionnel à sa cause : grosso modo, si je lance un objet avec une force x, alors il ira à distance y, et si je le lance avec une force x + 2, alors il atterrira à distance y + 2. Mais le hasard, dit Renan, est ce phénomène étrange où il y a disproportion entre l’effet et la cause, au niveau de la dimension existentielle des effets, de leur signification vitale. Il y a d’un côté une cause anodine qu’est une rencontre, et de l’autre les effets majeurs que cette rencontre va produire sur une vie, sur une individuation, sur des perspectives d’avenir. C’est l’exemple pascalien du nez de Cléopâtre. L’usage contemporain du mot hasard peut formuler, me semble-t-il, l’étonnement ressenti à l’égard de cette disproportion. Comment une cause si dérisoire peut avoir des effets si décisifs sur une vie ? Par exemple, si un individu n’avait pas rencontré à un coin de rue celle qui est devenue sa femme, il ne vivrait pas ici, il n’aurait pas ces enfants.