Appel à “bifurquer” d’AgroParisTech : un discours politique ou un choix existentiel ?
La semaine dernière, le discours des huit diplômés en agronomie d’AgroParisTech a fait l’effet d’une bombe, avec leur appel à « bifurquer » ou à déserter l’industrie agroalimentaire. Mais au-delà des accents politiques – loués par les uns, critiqués par les autres – de leur intervention, ce qui s’est passé ce soir-là revêt aussi une dimension existentielle, et interroge la vie que l’on veut mener. Analyse avec Karl Jaspers.
La vidéo originale de l’intervention, largement relayée sur les réseaux sociaux la semaine dernière.
- Une voix dissonante. Tout était pourtant réuni pour que le moment soigneusement orchestré soit consensuel comme le sont d’ordinaire les cérémonies de remises de diplôme des grandes écoles : les sourires satisfaits des étudiants (mais aussi ceux de leurs parents et de leurs professeurs), les applaudissements nourris de congratulations et d’autosatisfaction, les élégantes tenues de soirée, les projecteurs illuminant la scène, la prestigieuse salle Gaveau rajeunie par le très dansant Wati by Night de Sexion d’Assaut en fond sonore. Il aura fallu un « groupe d’agros qui bifurquent » mené par la jeune diplômée Lola Keraron pour que la soirée prenne une autre tonalité. Mais quelle était la nature de leur prise de parole ?
- Un discours politique ? Le sens premier de l’interventions des jeunes ingénieurs est politique puisqu’elle consiste à dénoncer avec virulence les « ravages économiques et sociaux en cours » et le fait que « l’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur Terre ». C’est bien le capitalisme qui ne profiterait qu’à « quelques-uns » qui est l’adversaire proclamé de ce collectif, qui cherche une autre manière de pratiquer l’agriculture et d’organiser l’économie. Les jeunes diplômés dénoncent ainsi les choix de carrière et débouchés que l’Institut leur proposerait, en les formant à « trafiquer en labo des plantes pour des multinationales qui renforcent l’asservissement des agriculteurs », « concevoir des plats préparés et ensuite des chimiothérapies pour soigner les maladies causées », « inventer des labels “bonne conscience” pour permettre aux cadres de se croire héroïques en mangeant mieux que les autres », « […] pondre des rapports RSE d’autant plus longs et délirants que les crimes qu’ils masquent sont scandaleux », « ou encore compter des grenouilles et des papillons pour que les bétonneurs puissent les faire disparaître légalement ».
- Un choix existentiel et éthique. Mais cette dimension politique n’est pas tout, et elle n’est peut-être même pas l’essentiel. Quand chacun décide de prendre la parole pour témoigner de l’orientation qu’il a personnellement choisie, ou quand ils choisissent de s’adresser publiquement à ceux qui les écoutent avec l’anaphore « à vous », ces diplômés qui bifurquent expriment surtout leur désarroi et leur volonté de ne pas participer à un fonctionnement dans lequel ils ne se reconnaissent pas et se sentent pris au piège. Plutôt que d’engager un combat politique contre l’agro-capitalisme, ils ont choisi une voie de traverse (qu’ils appellent bifurcation ou désertion) et, surtout, ils nous interpellent en posant un choix de nature existentielle et éthique : « Quelle vie voulons-nous ? » demandent-ils, avec l’avantage que leur confère leur jeunesse.
- L’exigence absolue. Ainsi posée, cette question rappelle ce que Karl Jaspers nomme « l’exigence absolue » dans son Introduction à la philosophie (1936) : « Vivre n’est pas en soi une fin dernière, car une question se pose encore : quelle sorte de vie ? et aussi : à quelle fin ? » Un questionnement pareil est tellement massif qu’il peut sembler naïf, du moins à ceux qui n’ont plus 20 ans. Il est pourtant aussi essentiel que celui qui consiste à se demander qui l’on est soi-même, auquel il est profondément lié, comme Jaspers l’explique en poursuivant :
“Je prends conscience de moi comme de ce que je suis parce que j’ai à l’être. Cette prise de conscience est obscure au commencement de l’acte absolu, elle devient claire à la fin. Lorsqu’elle s’est pleinement accomplie dans l’absolu, la certitude du sens de l’être règne, et toute question s’abolit, bien que dans le temps, la question renaisse aussitôt. La situation se transforme, la certitude est toujours à reconquérir. Cet absolu est antérieur à toute finalité et c’est lui qui fixe les fins. L’absolu n’est pas ce qui est voulu, mais ce qui inspire le vouloir. L’absolu, comme fondement de l’action, n’est donc pas affaire de connaissance, mais objet d’une foi. Aussi longtemps que j’explore les motifs et les buts de mes actes, je m’en tiens au fini et au relatif. Ce n’est que si ma vie s’alimente à une source injustifiable objectivement qu’elle dérive de l’absolu”
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie
- Bifurquer, mais pour aller où ? L’exigence des jeunes ingénieurs est absolue car elle ne concerne pas seulement leur métier, mais la totalité de leur vie. Les diplômés d’AgroParisTech avaient certes d’excellents motifs d’embrasser la carrière professionnelle prometteuse qui leur tend les bras, mais ils ont décidé d’emprunter une autre voie, comme un acte absolu et comme un acte de foi. Pour aller où ? Sans doute ne le savent-ils pas exactement eux-mêmes (« Cet absolu est antérieur à toute finalité et c’est lui qui fixe les fins », selon Jaspers…) : ils savent ce dont ils ne veulent pas, peut-être pas ce qu’ils veulent. L’avenir est à élaborer, à inventer. C’est peut-être le paradoxe de notre époque : et si aujourd’hui s’engager, c’était se désengager pour déserter ?
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