Annonce patrimoniale

“Patrimoine durable”. C’est le thème retenu cette année pour les Journées européennes du patrimoine, qui auront lieu samedi et dimanche. Cédric Enjalbert nous confie ce que lui évoque ce terme étonnamment tautologique…

« Je vous conseille d’aller jeter un œil à la Bibliothèque nationale de France (BNF), rue Richelieu. Elle rouvre après douze ans de travaux. Un musée s’ajoute aux espaces de lecture, où l’on peut admirer, parmi les millions de documents, le manuscrit des Pensées de Pascal, Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir ou une Bible de Gutenberg, mais aussi des estampes, des dessins et des objets. La magnifique salle de lecture Ovale est désormais accessible au grand public et non plus seulement à la recherche. La Bibliothèque de France hérite des collections royales à partir du XV^e siècle. Puis en 1537, François Ier institue le dépôt légal – régi aujourd’hui par le code du patrimoine –, qui consiste à collecter un exemplaire de tous les documents édités. Cette collection royale prend place sur le site actuel en 1721 et s’agrandit rapidement après la Révolution. Environ 80 000 documents font leur entrée à la BNF chaque année ; elle compte plus de 15 millions de volumes.

Deux dangers guettent cependant ce patrimoine : que la bibliothèque deviennent un simple “entrepôt de livres” ; à l’inverse, que sa fréquentation “touristique” la transforme en musée. Dans son Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier (2011), l’historien américain Robert Darnton, spécialiste des Lumières européennes, met ainsi en garde : “Consolidez les bibliothèques, approvisionnez-les en imprimés, renforcez leurs salles de lecture, mais ne les considérez pas comme de simples entrepôts ou des musées.”

Ni le musée, ni l’entrepôt : c’est peut-être ainsi qu’un patrimoine peut être dit “durable” malgré l’évidente tautologie – car qu’est-ce que la transmission d’un héritage sinon un bien fait pour durer ? Par durable, le ministère de la Culture entendait insister sur la dimension écologique de la préservation, mais il y a sans doute un sens plus philosophique à ce pléonasme. Dans son essai, Darnton évoque L’An 2440, une utopie imaginée par l’écrivain Louis-Sébastien Mercier. “Mercier s’endort et se réveille dans un Paris tel qu’il existera sept siècles après sa naissance en 1740”, écrit l’historien. À un certain moment, le narrateur “visite la Bibliothèque nationale, s’attendant à y voir des milliers de livres superbement disposés comme dans la Bibliothèque du roi sous Louis XV. Cependant, à sa stupéfaction, il ne découvre que quatre petites armoires dans un modeste cabinet”. Un bibliothécaire a brûlé “l’énorme masse d’imprimés qui s’était accumulée depuis le XVIII^e siècle, époque où elle était déjà devenue impossible à gérer” après qu’une “commission de lettrés vertueux les a tous lus, a éliminé les faussetés et ramené le tout à l’essentiel : quelques vérités et préceptes moraux fondamentaux qui tiennent facilement dans quatre armoires”.

Comment interpréter cette fable ? Selon Robert Darnton, elle témoigne non seulement d’une illusion positiviste, selon laquelle la totalité du savoir pourrait être condensée (en quelques volumes ou sur le web), mais aussi, par contraste, du sentiment né dès le XVIII^e siècle d’être submergé d’informations difficiles à hiérarchiser. Alors, est-ce cela finalement un “patrimoine durable” : celui qui ne se contente pas de conserver un ensemble des biens précieux mais qui sache aussi “préserver et diffuser le savoir”, de manière à le rendre intelligible, voire vivant ? »

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