Albertine endormie

Vous avez du mal à fermer l’œil ? C'est que, comme Sven Ortoli, le mystère de nos nuits vous passionne. À l’occasion de la parution aujourd'hui du hors-série de Philosophie magazine consacré au sommeil, il se demande, Proust à l’appui, ce qui nous attire et nous gêne dans le sommeil de l’autre.

« Quoi de plus étrange que le sommeil ? Un instant, je suis là à me demander avec le capitaine Haddock si je dois glisser ma barbe (virtuelle) en dessous ou au-dessus du drap, l’instant d’après, sauf insomnie carabinée, je suis ailleurs. Mais où ? Le sommeil, écrit l’écrivain Pierre Pachet, est “une suspension du monde”. C’est vrai. Mais pas seulement. Le nouveau hors série de Philosophie magazine qui paraît aujourd’hui ouvre sur un monde parallèle.

Les années 1960 ont été, plus que d’autres il me semble, un moment de grande crédulité dont témoigne parmi d’autres (ah ! la revue Planète !) le film qu’Andy Warhol a consacré au sommeil de son ami-amant, le poète John Giorno. 321 minutes à contempler le visage, les fesses ou le torse de Giorno endormi : parmi les neufs spectateurs présents à la première, deux sont sortis au bout de cinq minutes. Nul ne sait si les autres étaient sous l’emprise d’une quelconque substance, mais Warhol a expliqué qu’“à force de voir des gens autour de lui dopés aux amphétamines, [il a] anticipé l’obsolescence du sommeil pour en garder une trace filmée”.

Il y a longtemps qu’on est revenu de cette idée naïve du sommeil comme temps gâché, perdu, inutile – vieux dinosaure voué à l’extinction –, mais, à regarder quelques minutes du film – plus, c’est du vice –, se pose la question de l’intimité qu’il révèle. Oublions Giorno qui s’exhibe volontairement. Il y a quelque chose de saisissant dans le spectacle inopiné d’un endormi au hasard d’un siège de train, d’une banquette d’aéroport ou d’une serviette de plage : le regard est happé, puis se détourne, un peu gêné, comme si l’on se voyait devenir voyeur. Mais voyeur de quoi ? C’est à la fois explicable et inexplicable. Le type ou la fille dort ; pour peu qu’une mouche vienne butiner sa narine, le spectacle devient animalier, mais l’essentiel n’est pas là. Les yeux sont fermés, le visage est sans défense. Il devient possible de le scruter sans risquer un regard furibond. L’autre est réduit comme un fond de sauce : pur objet de curiosité, éventuellement de dégoût, parfois de désir.

Les très belles pages que Marcel Proust consacre dans À la recherche du temps perdu au sommeil d’Albertine témoignent de ce mécanisme : le Narrateur explique comment la jeune femme endormie devient un paysage aussi délicieux que “ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec”. Surtout, écrit-il, il avait “cette impression de la posséder tout entière qu’[il] n’avai[t] pas quand elle était réveillée”. À part ça, il se masturbe en la regardant dormir et, sur l’échelle de Richter du voyeurisme, je lui mets sans hésiter un 7 ou un 8. Mais Proust ne cantonne pas sa description à cette réification creepy, il touche à une vérité plus profonde. Son objectif est abyssal. Il sonde, comme une baleine, pour aller au-delà de “l’enveloppe close d’un être qui, par l’intérieur, accédait à l’infini”. L’infini ? Petit fragment d’incommensurable qu’il traque dans le sommeil de l’autre lorsqu’il est dépouillé de ses visages du jour. Lorsque le souffle régulier d’Albertine endormie devient la quintessence du mystère de la vie.

“Hum. Et à part cela, tu as ronflé toute la nuit…

— Mais non, je ronfle jamais !

— Je te dis que si, j’ai pas rêvé tout de même !

— Pfff !”

Bonne nuit ! »

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