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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Photo d’illustration : salle d’audience du tribunal correctionnel de Paris. © JB Autissier/Panoramic

La philo au tribunal

Ahmed S., un agresseur “par ignorance” ?

Clara Degiovanni publié le 26 janvier 2023 6 min

Dans ce nouveau format, Philosophie magazine propose des comptes rendus d’audience enrichis d’un éclairage philosophique des grandes questions abordées au tribunal. Le but de cette analyse n’est pas de refaire le procès, ni de formuler un avis sur la délibération. Il s’agit ici de s’interroger sur les implications philosophiques de la justice en train de se faire.

Quels concepts sont mobilisés lors des jugements ? Quels enjeux éthiques se cachent derrière les délibérés ? Pour cette première affaire, Clara Degiovanni s’intéresse au cas d’un homme schizophrène, violent, dont la responsabilité interroge. Récit.


Ahmed S. a 41 ans et vit encore chez ses parents. Il n’a pas de travail et il ne voit plus ses enfants depuis un an. En ce mercredi 18 janvier 2023, son teint est gris, ses yeux cerclés de cernes noirs, très épais. Il est jugé à la 23e chambre du tribunal correctionnel de Paris pour une agression très violente contre l’employée d’un restaurant asiatique.

Selon la procureure, il s’agit « d’un acte de haine », « totalement gratuit ». Dans un déferlement de violence, il aurait projeté la victime contre les murs et jeté sur elle tous les objets qu’il avait à portée de main : une bouteille de sauce, le pot à pourboires, la caisse enregistreuse, ainsi qu’un objet en verre, « peut-être une bouteille » selon les personnes présentes. En plus du choc psychologique, l’employée agressée, prise de vomissements, couverte d’ecchymoses et de blessures, n’a pas pu aller travailler pendant six jours. En ce jour d’audience, la salle est pleine mais la victime est absente. Elle ne voulait pas se retrouver de nouveau face à son agresseur.

Depuis le box des prévenus, Ahmed S. affirme quant à lui qu’il ne se « souvient de rien ». Le juge précise qu’il a été testé positif le jour des faits à un gramme d’alcool, mais aussi à la cocaïne. Est-ce ce qui explique cette soudaine poussée de violence ? À ce sujet, le président a l’air catégorique : « Ce n’est pas la cocaïne qui produit cela : quand on est violent, on est violent », martèle-t-il. Si le prévenu n’a pas commis de faits de violence depuis dix ans, il possède déjà un casier judiciaire, avec une condamnation pour vol à main armée et plusieurs autres pour de nombreux délits routiers. Il sourit béatement quand le juge l’interroge sur sa conduite en état d’ivresse. Ce rictus agace le tribunal : « Et ça vous fait rire ? », lance le président du tribunal. Son avocate elle-même dira, à propos de cette incartade, qu’il peut être « parfois un peu bébête ».

Entre violence et maladie

Au bout d’une demi-heure d’audience, l’avocate du prévenu quitte le banc réservé à la défense et s’approche de lui. Elle lui demande à plusieurs reprises de parler de ses antécédents médicaux. Il finit laborieusement par confirmer qu’il est diagnostiqué schizophrène et qu’il a été placé plusieurs fois en hôpital psychiatrique, à sa demande, mais aussi à celle de sa famille. Elle plaide donc pour qu’il retourne en hôpital psychiatrique, non en prison.

“À travers la plaidoirie de son avocate, Ahmed S. n’est plus seulement présenté comme un homme violent : il apparaît également comme une personne malade”

 

À partir de ce moment-là, quelque chose bascule. À travers la plaidoirie de son avocate, Ahmed S. n’est plus seulement présenté comme un homme violent : il apparaît également comme une personne malade. L’avocate explique que dans la maison familiale, Ahmed S. souffre « de délires de persécution » et pense que « que la télé lui parle et lui en veut ». Son frère, venu assister au procès, pleure pendant la plaidoirie, juste avant les délibérations.

Au bout de quarante-cinq minutes, le délibéré finit par tomber dans une salle vidée aux trois quarts de son public. Contrairement à ce qu’a plaidé son avocate, il n’ira pas en hôpital psychiatrique, mais retournera directement en détention, « car on ne sait pas ce qu’il se passerait si on vous relâchait », justifie le président. Déclaré coupable, il est condamné à trois ans de réclusion criminelle, dont deux ans de sursis probatoire, conformément aux réquisitions du parquet. L’auteur des faits devra également verser 3 000 euros de dommages et intérêts, se tenir éloigné de sa victime ainsi que du restaurant où les faits se sont produits. Il écope enfin d’une obligation de soins psychiatriques.

Les ignorants sont-ils responsables ?

L’affaire Halimi a fait changer les lignes concernant la responsabilité pénale des malades mentaux, ce qui a pu, aux dires de l’avocate d’Ahmed S., influencer le jugement qui a eu lieu ce mercredi 19 janvier. Lors du procès, en décembre 2019, Kobili Traoré est accusé du meurtre antisémite de Sarah Halimi. Il est néanmoins jugé irresponsable par la cour d’appel de Paris, car traversé d’une « bouffée délirante » au moment des faits. Il n’est pas allé en prison, mais en hospitalisation sous contrainte. Suite à ce verdict qui a suscité une vive émotion dans le débat public, une loi a été promulguée le 24 janvier 2022. Selon ce texte, la personne atteinte d’un trouble mental n’a pas à bénéficier d’une diminution de peine si « l’altération temporaire [de son] discernement ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d’un crime ou d’un délit » est provoquée par la consommation de « substances psychoactives ». L’esprit de la loi : chacun doit être responsable des substances qu’il prend, ainsi que de leurs potentiels effets indésirables.

Si l’on en croit la loi et le jugement prononcé ce jour, ignorer ce que l’on fait au moment où on le fait ne nous empêche pas d’en être – au moins en partie – responsable. Mais peut-on condamner l’ignorance ? Philosophiquement, la question de la responsabilité de l’ignorant a été abordée par Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque. Le penseur différencie deux profils. Il y a d’une part « l’homme ivre » – et/ou drogué –  qui tue quelqu’un sans le vouloir, de l’autre l’homme sobre, qui tue quelqu’un « alors même qu’il voulait le sauver ». Ce peut-être, par exemple, un matelot qui pousse par mégarde le naufragé qu’il cherchait à recueillir dans son navire.

Selon Aristote, cet homme qui tue en sauvant la vie d’un autre commet un acte fait « par ignorance ». Il ignore un aspect précis de son action : en l’occurrence, son résultat. La personne ne savait pas, en agissant, qu’elle allait provoquer la mort. Ce type d’ignorance est localisée, il concerne seulement les conséquences d’une action précise. Dans ce cas, on peut estimer que l’acte n’était pas volontaire et diminuer, voire annuler, la responsabilité de celui qui a agi.

“Pour le philosophe, plus l’ignorance est importante et globale, plus on doit responsabiliser et condamner celui qui la commet”

 

Pour le philosophe, la violence commise sous l’emprise de l’ivresse ou de la drogue correspond, à l’inverse, à un acte commis « dans l’ignorance ». Contrairement à l’ignorance localisée de celui qui tue quelqu’un en voulant le sauver, cette ignorance-là est beaucoup plus englobante. Elle est comme un milieu flou, dans lequel baigne l’auteur des actes, et qui altère totalement son discernement. Celui qui est « dans l’ignorance » peut par exemple perdre ses repères spatiaux et sa capacité à estimer sa force. Il risque ainsi de sous-estimer la portée et la puissance de ses gestes. Plus grave, cet état d’ignorance généralisée peut aussi lui faire perdre son sens moral, sa vision du « bon » et du « mauvais ». C’est la raison pour laquelle, selon Aristote, cette forme d’ignorance est la plus dangereuse pour la société. Pour le philosophe, plus l’ignorance est importante et globale, plus on doit responsabiliser et condamner celui qui la commet.

Cette position est compréhensible quand on prend l’exemple de quelqu’un qui s’alcoolise. Mais que dire des personnes qui ont une maladie mentale altérant régulièrement, voire constamment leur perception du monde et leur discernement ? Si l’on suit Aristote, il existe toujours un moment où la personne – même malade – aurait pu en décider autrement et changer le cours des choses. Mais cette position optimiste, qui évite l’écueil du déterminisme, reste utopique. Qui peut se mettre du point de vue de l’individu – à l’intérieur de sa tête et dans sa chair – pour affirmer qu’à un moment donné, il aurait pu choisir une autre voie, infléchir le cours de son existence et éviter le pire ?

En condamnant le prévenu à la prison, plutôt qu’à l’enfermement psychiatrique, la cour a décidé ce jour-là d’aller vers une responsabilisation de l’ignorance. Mais l’avocate a aussi précisé qu’elle « n’avait pas trouvé de places immédiatement disponibles dans un hôpital. » L’occasion de rappeler qu’un jugement n’est jamais abstrait, mais se fonde toujours sur des conditions sociales et matérielles déterminées.

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