Vertige de la dépendance

Une recension de Frédéric Manzini, publié le

Nous sommes tous nés dans un état de (grande) dépendance et nous sommes probablement voués à en retrouver un autre, une fois en fin de vie. La dépendance est la marque de notre humaine condition, et pourtant elle nous fait peur : Nathalie Sarthou-Lajus souligne que « dans la tradition philosophique occidentale, [elle] n’est pas considérée comme une valeur, parce qu’elle est le lieu possible de toutes les aliénations qui menacent l’identité et la liberté du sujet ». Le surendettement, l’alcoolisme et toutes les formes d’addiction qui hantent nos sociétés représentent autant de défis adressés à notre idéal d’un individu souverain, détaché de tout et de tous, prétendument autosuffisant. Mais est-ce toujours par défaut ou bien par choix que survient la dépendance ? Peut-on concevoir une « dépendance heureuse » ? Après tout, le marketing promet régulièrement de nous rendre « accro » à tel ou tel produit, comme s’il s’agissait là d’assurer notre bonheur…

Mobilisant philosophie, psychanalyse et littérature, Nathalie Sarthou-Lajus explore les différentes facettes de ce phénomène qu’elle considère comme « le grand impensé des sociétés libérales ». Elle propose de penser la dépendance comme un « pharmakon » – tantôt thérapeutique, tantôt toxique, ou les deux à la fois. Elle accorde une place particulière aux écrivains qui, comme William Burroughs, ont tenté de noyer dans l’alcool une déception amoureuse : n’est-ce pas la manière paradoxale qu’ils ont trouvée d’affirmer leur indépendance pour se sauver d’une soumission à une relation affective plus menaçante encore ? Comme si s’assujettir à une substance permettait de préserver une liberté impossible à contrôler quand on se livre corps et âme à quelqu’un ? « Le vagabondage éthylique n’est que survie au chagrin de la perte de la capacité d’aimer », écrit Sarthou-Lajus pour décrire cette situation où l’échec d’un amour a laissé sur la conscience un sentiment de dette inconsolable.

Loin d’être nécessairement le contraire de la liberté, la dépendance peut donc répondre à une situation de souffrance existentielle. Au lieu de chercher à la combattre systématiquement, il faudrait resituer la dépendance comme une composante de la condition humaine, sur les plans anthropologique et politique : reconnaissons que nous sommes liés les uns aux autres et que nous avons besoin les uns des autres, et que ce besoin d’une relation interhumaine n’a rien de pathologique.  

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