Simone de Beauvoir : Ecrire la liberté

Une recension de Juliette Cerf, publié le

« J’aime mieux fureter moi-même dans mon passé que de laisser ce soin à d’autres. » Philosophe prompte à préciser sa pensée et encline à lutter pour ce qu’elle croyait « vrai et juste », Simone de Beauvoir (1908-1986) n’a néanmoins jamais souhaité qu’une autre main que la sienne tourne les pages de sa vie. « Chaque conscience poursuit la mort de l’autre » ; ces mots de Hegel ne fournissent-ils pas l’exergue de L’Invitée, son premier livre publié en 1943 ? Tout porte à croire que celle qui a déployé tant de soins à devenir elle-même, à sortir de l’ornière de son milieu bourgeois, a redouté qu’une intrusion, une infiltration, anéantisse l’édifice savamment construit : « Je n’éprouve nulle résistance à tirer au clair ma vie et moi-même ; du moins dans la mesure où je me situe dans mon propre univers : peut-être mon image projetée dans un monde autre – celui des psychanalystes par exemple – pourrait-elle me déconcerter ou me gêner. Mais si c’est moi qui me peins, rien ne m’effraie », écrit-elle sans ambages au début de La Force des choses.

Cent ans après la naissance de cet être d’exception, philosophe, romancière, mémorialiste, épistolière, amoureuse, grande voyageuse, féministe, quelle altérité serait en mesure d’inquiéter son image ? Comment recevoir -l’œuvre de cette femme adulée qui a travaillé à sa propre légende, mais qui a également été honnie, caricaturée sur un mode parfois ordurier ? Le centenaire de la naissance de l’écrivain risque d’être guetté par l’hagiographie, par l’invention d’une nouvelle légende : non, ce n’est pas Sartre qui a fait Beauvoir, c’est elle et elle seule qui a conquis sa liberté. À craindre aussi l’inversion du lieu -commun : Beauvoir n’était pas qu’une intellectuelle cérébrale mais une femme sensible attachée aux plaisirs de la vie.

Pour s’initier à l’œuvre, on recommande le petit volume de la collection Découvertes Gallimard, foisonnant de photos, de détails, de témoignages, -coécrit par Jacques Deguy et Sylvie Le Bon de Beauvoir, sa fille adoptive. Danièle Sallenave place son Castor de guerre sous le signe d’une très belle citation issue des Cahiers de jeunesse (à paraître en mars 2008) : « Je construirai une force où je me réfugierai à jamais. » Ce je dominateur, puissant, irradie ce que la portraitiste appelle « le massif énorme » des mémoires, soit l’ensemble composé par Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), La Force de l’âge (1960), La Force des choses (1963), Une mort très douce (1964), Tout compte fait (1972) et La Cérémonie des adieux (1981). Danièle -Sallenave cherche à faire dialoguer ces textes autobiographiques avec le reste de l’œuvre pour déranger « l’unité un peu factice, volontariste » des mémoires, pour faire advenir une nouvelle figure, plus surprenante, diffractée et réfractée. Au sein de ce massif, la Seconde Guerre mondiale fut un pic. Danièle Sallenave met ainsi en relation le « sceau guerrier » de ses écrits et les soubresauts d’un siècle belliqueux. « Tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle vit, c’est dans un combat permanent. Contre le temps, contre la contingence, contre soi », résume la portraitiste.

La rupture de la guerre ouvre Beauvoir au monde, qui la politise. Professeur de philosophie qui ne s’adressait qu’aux meilleures élèves avant-guerre, Beauvoir devient, en 1948, l’auteur du Deuxième Sexe qui a bouleversé quantité de femmes. Abandonnant les charmes de son narcissisme un brin naïf – « Je m’aime d’être si intelligente »… –, elle accède à davantage de réciprocité : « Si mon livre a aidé les femmes, c’est qu’il les exprimait, et réciproquement elles lui ont conféré sa vérité. » Dans Simone de Beauvoir, une femme actuelle, documentaire de Dominique Gros (Arte Vidéo), on peut entendre l’écrivain américain Norman Mailer expliquer que son mariage fut détruit le jour où sa femme a lu Le Deuxième Sexe ! Ce livre avant-gardiste, d’abord conçu comme un travail théorique devenu le fer de lance du féminisme, fut écrit par une femme qui confiait n’avoir jamais souffert d’en être une. Elle raconte aussi que c’est l’ardeur de sa piété enfantine qui l’a conduite sur la voie de l’égalité entre les sexes : « Dieu m’aimait autant que si j’avais été un homme, il n’y avait pas de différence entre les saints et les saintes, c’était un domaine -complètement asexué. »

C’est la mise à jour de telles tensions fertiles qui donne sa portée à cet anniversaire. Ainsi, la friction entre sa tendance à l’édification personnelle et la perte violente de sa foi, entre son inclination à la démystification – de la prétendue nature féminine, de la vieillesse – et la création de son propre mythe, met en lumière -toutes ses fragilités. Lesquelles ne seraient rien sans ses certitudes inébranlables, altières : « Toute démarche vivante est un choix philosophique et l’ambition d’une philosophie digne de ce nom, c’est d’être un mode de vie qui apporte avec soi sa justification », peut-on lire dans la nouvelle édition de L’Existentialisme et la sagesse des nations.

 

 

Biblio : De nombreuses œuvres de Simone de Beauvoir sont rééditées en poche, Simone de Beauvoir. Écrire la liberté, de Jacques Deguy et Sylvie Le Bon de Beauvoir (Découvertes Gallimard, 13,50 €), Castor de guerre, de Danièle Sallenave (« NRF », Gallimard, 25 €).
À lire également : Simone de Beauvoir, de Huguette Bouchardeau (Flammarion, 22 €), Beauvoir dans tous ses états, d’Ingrid Galster (Tallandier, 25 €), Simone de Beauvoir. Le goût d’une vie, de Jean-Luc Moreau (Écriture, 22 €).
À voir : Simone de Beauvoir (coffret DVD, Arte Vidéo, 20 €).

 

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