Médée

Une recension de Mehdi Belhaj Kacem, publié le

L’envie du philosophe de quitter les plates-bandes du concept pour les joies plus charnelles et plébéiennes de la dramaturgie ne date pas de Sartre ou de Badiou. Sénèque, penseur phare du stoïcisme romain, conseiller équivoque des pires tyrans de son temps (Caligula, Néron), fut un créateur théâtral à part aussi entière que philosophe – et d’égal talent ; par rapport à la sagesse que prodiguait la philosophie, la Tragédie permettait de dépeindre de façon plus prosaïque ce qui dominait la Cité : le Mal, la cruauté, la mort facile. Ici, dans l’une de ses pièces les plus réussies, proposée dans une nouvelle traduction par Blandine Cuny-Le Callet, Sénèque s’empare de celle qui fut l’incarnation antique du ressentiment féminin : Médée, la magicienne infanticide. Suite à une lâche trahison conjugale par son mari Jason, qu’elle aida naguère à voler la Toison d’or en transgressant la loi divine, Médée ourdit la pire vengeance qu’elle puisse lui infliger : le lent assassinat de leurs deux enfants communs. Brouillant les codes traditionnels de la cité grecque puis romaine (la femme à la maison, l’homme dans la Cité – poncifs que partagera encore Hegel), Médée n’est pas une femme qui ruine la loi civique par défense de la loi familiale. Dans son abominable soif de vengeance, Médée accomplit, comme tous les héros tragiques, une opération dialectique destinée à rééquilibrer le chaos civique, en appliquant la lettre même de la justice divine bafouée par Jason. Hystérique, lubrique, machiavélique, impitoyable, inépuisable : peu de personnages féminins de l’Antiquité, pas même Antigone ou Électre, n’apparaissent aussi hauts en couleur que Médée.

Sur le même sujet


Article
6 min
Martin Duru

Pour Mehdi Belhaj Kacem, la lecture d’Alain Badiou a été un choc. Aujourd’hui, la rupture avec celui qui fut son maître à penser est consommée. Une rupture en forme d’« infidélité » qui résonne comme un événement.





Article
3 min
Sonia Bressler

Dans The Case of the Female Orgasm, Elisabeth Lloyd, philosophe et biologiste, remet en cause l’utilité de l’orgasme féminin dans l’évolution de l’espèce. Une approche inédite qui, outre-Atlantique, lui vaut les foudres tant de la…