L'étrange beauté du monde

Une recension de Alexandre Lacroix, publié le

Le Marché des amants, qui paraît au Seuil, réconciliera pour une fois ceux que Christine Angot horripile et ceux qu’elle ravit : il s’agit incontestablement d’un ratage. Avec ce roman, l’auteur semble être tombée dans son propre piège : elle alimente paresseusement des amourettes fades et sans intérêt, dans la seule intention, semble-t-il, de les narrer ensuite, d’en faire de la littérature. Christine Angot a beau faire mine d’être partagée entre deux idylles – pour un journaliste et pour un certain Bruno, dont on devine qu’à la ville il n’est autre que Doc Gynéco –, on sent qu’elle n’y est pas, les phrases tournent à vide. Ce piège du genre autobiographique a été identifié par Hannah Arendt, dans une étude consacrée à la romancière Karen Blixen : « Tandis qu’on peut raconter des histoires ou écrire des poèmes sur la vie, on ne peut rendre la vie poétique, la vivre comme si c’était une œuvre d’art ou s’en servir pour réaliser une idée… La vie en elle-même n’est ni essence ni élixir, et si on la traite comme si elle l’était, elle ne fera que vous jouer des tours. » À être trop conscient de vouloir raconter sa vie, à conformer ses actes à un tel dessein, un écrivain se condamne à mener une existence artificielle et à créer une œuvre qui reflète cette fausseté ; il perd alors sur les deux tableaux.

Un texte autobiographique emporte l’adhésion lorsqu’il porte la marque de l’authentique, c’est-à-dire d’une vie subie et non fabriquée. Nul ne peut maîtriser le cours de l’existence et c’est précisément cette emprise du destin ou de la fatalité, cette inertie qui résiste à tous les efforts de notre volonté, qui permet à l’auteur d’une confession d’émouvoir. Pour s’en persuader, il faut lire sans attendre L’Étrange Beauté du monde, un récit de Frédéric Pajak, dessiné par sa femme, Lea Lund. « Lea Lund et moi vivons ensemble depuis près de vingt-cinq ans, annonce d’emblée Pajak. Nous nous aimons. D’un amour conjugal… Nous nous étions juré fidélité. Il y a parjure… Nous nous sommes lassés l’un de l’autre, physiquement, émotionnellement… Mais nous nous aimons. » Nulle place pour le bavardage dans ces phrases laconiques. Les mots sont pleins, ils cernent au plus près les faits. Virtuose, Lea Lund alterne le style hyperréaliste et des esquisses au coup de crayon rageur, comme si elle hésitait entre prosaïsme et onirisme, lucidité et désir. Ici, l’amour n’est pas un mot en l’air, il est lesté par le réel, et c’est ce qui fait son étrange beauté. 

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