Correspondance. Tome VI. Janvier 1887-janvier 1889 

Une recension de Octave Larmagnac-Matheron, publié le

C’est un sentiment étrange, troublant, qui se dégage à la lecture de cet ultime volume de la correspondance de Nietzsche, qui couvre les dernières années de sa vie (1887-1889). La folie ne s’est sans doute pas encore emparée, sans retour, du philosophe – qui travaille, durant cette période, à des œuvres majeures, fortement autobiographiques : La Généalogie de la morale, Ecce homo, Le Crépuscule des idoles. Nombre de ses lettres sont d’ailleurs centrées sur des problèmes très prosaïques d’édition. D’autres relatent les vicissitudes de ses voyages à travers l’Europe : les trains, les hôtels, la nourriture. La philosophie, bien sûr, n’est pas absente mais, toujours sous-jacente, elle se fait discrète. Nietzsche, à vrai dire, n’a plus grand monde avec qui aborder les choses de l’esprit qui l’occupent. Il s’est brouillé ou éloigné de la plupart de ses anciens amis. Quelques noms reviennent de manière répétitive : sa mère, sa sœur Elisabeth, Heinrich Köselitz, Franz Overbeck. Dans cet isolement où s’enferme le penseur intempestif, l’effondrement psychique se devine déjà un peu. En témoigne le ton, un peu halluciné et un brin mégalomane, des brouillons d’une lettre adressée à l’empereur Guillaume II : « Je confère à l’empereur des Allemands par la présente le plus haut honneur qui puisse lui échoir […] : je dépose dans sa main le premier exemplaire de mon œuvre, où s’annonce quelque chose de monstrueux – une crise comme il n’en y eut pas sur terre […] C’est la vérité qui parle par ma bouche. – Mais ma vérité est terrible. » Nietzsche se pense comme un prophète, premier prophète à dire vrai. « C’est mon destin d’avoir su plonger mon regard dans les questions avec plus de profondeur […] que n’importe quel être humain jusqu’ici. » Un autre bouillon est adressé au chancelier Bismarck (« avec toute mon hostilité »). L’instabilité du philosophe est plus palpable à mesure que les mois passent. Convaincu d’être désormais une étoile de la pensée en Europe, et plus encore d’être dépositaire d’une « mission historique mondiale », il signe ses dernières missives de pseudonymes : « Le Crucifié », « Dionysos », « L’Antéchrist ». Pouvait-il en être autrement ? La radicalité de l’entreprise de Nietzsche, démystifiant tous les repères intellectuels et les cadres mentaux, a très certainement exacerbé ce sentiment d’être un homme à part et a nourri au passage sa géniale folie.

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