Corps en miettes

Une recension de Nicolas Truong, publié le

Fécondation in vitro, mères porteuses, euthanasie : de la mort volontaire à la gestation pour autrui, notre modernité semble réactiver la sempiternelle lutte de la civilisation contre la barbarie. Alors que se tiennent les États généraux de la bioéthique, Sylviane Agacinski s’attache à démontrer que notre culture biotechnologique porte dans son ventre, devenu artificiellement fécond, un monde immonde, où les femmes, dépossédées de leur corps, seraient sollicitées pour le vendre en pièces détachées. Face à la demande d’enfants de couples infertiles, la gestation pour autrui est devenue le nom euphémique de la future « aliénation biologique ». Dans Corps en miettes, un essai enlevé où sont déconstruits l’imaginaire et la « mystification » de « l’enfant fabriqué », la philosophe plaide ainsi pour le maintien des lois bioéthiques françaises, qui excluent la gestation pour autrui et proscrivent encore l’usage marchand du corps humain, afin de contrecarrer les ravages du babybusiness.

Mais tandis que Sylviane Agacinski reconnaît un certain « dégoût à devoir argumenter pour dire pourquoi il est indigne de demander à une femme de mettre son ventre à la disposition d’autrui », le philosophe Ruwen Ogien éprouve un plaisir évident à discuter les positions contradictoires des « philosophes bien-pensants » et de tous ceux, qualifiés d’« entrepreneurs moraux », qui s’arrogent le droit de défendre la sacralité de l’exception humaine à grands renforts de principes et d’impératifs catégoriques. Bien souvent, relève-t-il, les positions de ces vigies universalistes ne sont que la version laïcisée de morales religieuses.

Surtout, les arguments des défenseurs de la civilisation contre la barbarie des techniques génétiques sont souvent paradoxaux et inconséquents. L’existence de condamnables trafics d’organes n’exclut pas pour autant le don d’organes. Pourquoi donc la gestation pour autrui, qui connaît également des dérives, « devrait-elle être universellement prohibée, même lorsqu’elle est proposée à titre gratuit, accompagnée médicalement, encadrée par des contrats clairement formulés et garantis par l’État ? », demande Ruwen Ogien. Parce qu’il ne faut pas oublier les « valeurs fondamentales », rétorque Sylviane Agacinski, qui espère que les femmes « résisteront » à cette dépossession d’elles-mêmes. Mais à quoi sert de pénaliser le mal que l’on fait à des « entités abstraites », comme les dieux et les valeurs ? – renchérit Ruwen Ogien. Le souci du philosophe consiste en effet selon Ogien à dépénaliser ces conduites prohibées, ces « crimes sans victimes » qui « ne causent de tort à personne », tels que la gestation pour autrui, le suicide assisté, le clonage reproductif ou l’aide médicale à la procréation pour les gays, les lesbiennes et les femmes jugées trop âgées. Les lois bioéthiques seront-elles révisées suite aux États généraux ?

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