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Yamina Zoutat, réalisatrice du documentaire “Chienne de rouge” (2023). © Léa Rener

Cinéma

Yamina Zoutat, documentariste : “Le sang, c’est presque une matière explosive”

Yamina Zoutat, propos recueillis par Ariane Nicolas publié le 13 février 2024 8 min

Le sang est un fluide universel, vital, mais qui reste peu montré à l’écran en tant que tel. Dans Chienne de rouge, la documentariste Yamina Zoutat part sur ses traces et en dévoile les multiples facettes, physiologique, culturelle, politique, à travers une galerie de personnages singulièrement touchante. Un regard poétique et profond sur ce qui nous constitue comme humains. Entretien.


 

Vous affirmez vous être réveillée un matin “avec le désir de filmer du sang”. Sauriez-vous dire pourquoi du sang, et pourquoi maintenant ?

Yamina Zoutat : La genèse du film s’est vraiment passée comme ça, un matin de 2017. Je me suis réveillée avec cette obsession en tête. J’ai été très déconcertée, je ne comprenais pas bien ce que je voulais me dire à moi-même. Simplement, j’ai senti que ça venait du plus profond de moi. Au début, je ne savais pas bien comment m’emparer de ce thème car, à l’origine, le sang n’est pas fait pour être vu, et encore moins montré. Quand on le voit, c’est un signe de danger, nos sens se mettent en alerte, un peu comme un animal. Ce qui m’a permis d’entrer dans ce monde, ce sont les rencontres que j’y ai faites. Isabelle, qui a eu la vie sauve grâce au sang d’une inconnue, sa doctoresse d’origine vietnamienne dont on découvre peu à peu le parcours de vie, le convoyeur qui transporte les poches de sang la nuit au gré des urgences... Chaque histoire dans le film est portée par un personnage : le don, la transmission, les émotions (comme la colère, la peur ou l’amour), les célébrations, les rites... Le sang rythme toutes les étapes d’une vie humaine. Chez les femmes, évidemment, avec les règles, mais chez les hommes aussi. On fait tous l’expérience du sang dès l’enfance, par exemple quand nos dents de lait tombent, on sent d’un coup le goût du sang dans la bouche. Cette matière nous relie à travers des moments clés de nos histoires, de notre naissance à notre mort. Il est important de pouvoir regarder le sang en face.

“À l’origine, le sang n’est pas fait pour être vu, et encore moins montré”

 

Avvant d’être réalisatrice, vous étiez journaliste pour la télévision. Aviez-vous déjà filmé du sang ?

À peine, et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui, je crois, m’ont donné envie d’y consacrer un film. Au journal télévisé, il y a un principe général : on ne montre pas de sang. C’est un interdit qui m’a notamment été posé quand j’ai couvert le procès du sang contaminé, dans les années 1990. J’ai fait face à un tabou absolu. Et j’ai obéi. J’avais juste le droit de montrer un plan furtif de poches de sang, autant dire rien. Je pense que cette absence d’images explique en partie pourquoi les citoyens français n’ont quasiment pas de souvenirs de ce procès, alors même qu’il était d’une importance capitale. L’affaire du sang contaminé est devenue une abstraction. Le procès n’a fait que passer. Il a duré d’ailleurs très peu de jours, et on l’a oublié. 

 

Le père de la doctoresse vietnamienne, lui-même médecin, dit à sa fille : “Il n’y a rien de plus propre que le sang.” Pourquoi est-ce une idée encore difficile à accepter, selon vous ?

Il y a un trouble autour du sang. En tournant des séquences à l’hôpital ou auprès d’un ambulancier qui achemine des poches de sang pour des dons, j’ai été très impressionnée de voir avec quelles précautions on manipulait le sang. On met des gants, il faut que la température soit toujours à l’équilibre... Le sang, c’est presque une matière explosive. Il arrive certes que le sang soit porteur de maladies, mais il ne faut pas le réduire à cela. En fait, j’ai eu un moment de révolte dans le film. Toutes les religions renvoient les femmes à une forme d’impureté, de souillure, au prétexte que les femmes ont leurs règles et que le sang coule lors des accouchements. C’est comme si cette association avait permis de mettre les femmes sous domination masculine pour toujours. L’anthropologue Françoise Héritier, que j’apprécie beaucoup, théorise une opposition entre le sang des hommes qui est celui qu’on fait couler – le sang de la guerre – au sang des femmes, qui est le sang de la vie et qui s’écoule d’elle, sans qu’elles le fassent couler chez les autres. Ce schéma continue d’agir dans nos imaginaires. Il maintient les femmes dans une forme d’infériorité.

“Le sang nous relie à travers des moments clés de nos histoires, de notre naissance à notre mort. Il est important de pouvoir regarder le sang en face”

 

Vous avez vous-même, à titre personnel, une histoire assez incroyable avec le sang.

Ma mère m’a révélé très tard que j’avais fait l’objet de ce qu’on appelle un « grand échange du sang », c’est-à-dire d’une transfusion totale de sang à la naissance, qui m’a sauvé la vie. Je dis dans le documentaire que je suis composée de trois personnes, finalement : mes deux parents, et un étranger ou une étrangère. Je trouve cela d’une beauté extraordinaire. 

 

Les récits de vie que vous filmez abordent la question du sang de manière très matérielle, qui dépasse la simple métaphore.

Oui. On est tous frères et sœurs de sang, on partage tous cette même humanité, littéralement. Il n’y a pas deux sangs pareils – à l’exception des vrais jumeaux –, ce qui n’empêche pas de pouvoir le donner ou l’échanger. C’est cette légère différence des sangs qui, d’ailleurs, a permis à notre espèce de survivre jusqu’à présent. On est tous issus d’un mélange de sangs. Il n’existe pas de sang pur. Mais j’ai veillé à ne pas basculer du côté d’un discours politique qui dirait : « Le sang, c’est l’identité ». Évidemment que non. Sang et identité sont deux choses distinctes. Symboliquement, toutefois, il demeure une croyance extrêmement forte, et effectivement très dangereuse quand on y pense, sur l’héritage du sang. J’insiste : le sang ne dit pas qui l’on est et l’on ne peut pas être catégorisé par notre sang. Le film est une ode à la différence, au mélange, au métissage.

“Françoise Héritier théorise une opposition entre le sang des hommes qui est celui qu’on fait couler – le sang de la guerre – au sang des femmes, qui est le sang de la vie et qui s’écoule d’elle, sans qu’elles le fassent couler chez les autres”

 

Le sang est aussi immanquablement associé à la violence. À ce titre, vous filmez une scène très belle, quoique très dure, qui rappelle les attentats du 13-Novembre. Pouvez-vous nous la présenter ?

En 2015, Paris avait été transformée en fontaine de sang. Comme tout le monde, j’étais bouleversée, complètement remuée. Je ne savais pas comment représenter ce rouge-là dans le documentaire. J’ai fini par apprendre que depuis le 13-Novembre, les soignants se formaient à intervenir en cas de nouvelle tuerie de masse. Dans ces circonstances, il faut accueillir beaucoup de blessés en même temps, des blessés qui saignent. Comment fait-on arrêter le sang ? Comment trier les victimes ? Je filme donc la simulation d’un tel événement. Ces sessions durent une semaine. Elles recréent grandeur nature une scène de crime, un acte terroriste. Des étudiants en médecine jouent les blessés : il y a celui qui est censé être dans les pommes et qui ne réagit pas alors que son sang coule énormément ; il y en a un autre qui crie sans arrêt, mais en fait n’a qu’une blessure superficielle (car parfois les gens qui crient le plus ne sont pas les plus atteints). Lors de ces simulations, du faux sang est utilisé et je précise bien que c’est le cas, dans mon film. Mais ces ateliers sont très impressionnants. J’ai eu l’impression de revivre des émotions de 2015.

 

Votre film comporte aussi une dimension esthétique, avec une attention portée à la couleur rouge.

Le rouge est la couleur du film, assurément. C’est une couleur aussi ambivalente que l’est symboliquement le sang, qui représente à la fois la mort et la vie. Quand j’ai commencé à travailler sur le documentaire, il m’est venu plein d’images de cinéma représentant du sang. Il y en a vraiment depuis les origines. Méliès, le premier, a fait couler le sang sur grand écran – certes en noir et blanc ! Il a fait une série sur l’affaire Dreyfus et dans l’un des épisodes, on voit du faux sang. On est au tournant du XXe siècle et on en voit pour la première fois au cinéma. J’ai donc voulu jouer avec ces codes. Le film a un côté très joueur, il est très hétérogène, je mélange des archives, des images scientifiques, des extraits de films et des images que j’ai tournées. 

“Le sang représente à la fois la mort et la vie. […] J’ai voulu mettre le sang au centre et voir l’effet que cela produit collectivement”

 

Avez-vous peur de choquer les gens avec ces images ?

Les spectateurs sont habitués de voir des quantités astronomiques d’hémoglobine au cinéma parce qu’ils savent que c’est du faux sang. J’ai voulu proposer une expérience d’une autre nature. Je voulais mettre le sang au centre et voir l’effet que cela produit collectivement. Je dis aux gens : « Regardons le sang, mais ensemble, dans une salle de cinéma. » Le sang a, depuis toujours, fait l’objet de grandes cérémonies dans les sociétés humaines. C’étaient des moments collectifs. Je ne pense pas qu’il faille regarder ce film tout seul. Il est fait pour être vu à plusieurs et pouvoir en discuter après. J’ai accompagné Chienne de rouge dans de nombreux festivals à travers le monde. J’ai été saisie de voir à quel point le sang était un objet universel, mais qui n’était pas appréhendé partout de la même manière. Par exemple, en projetant ce film à Madrid, en Espagne, j’ai compris que pour les Espagnols, le sang pouvait renvoyer à l’idée de fête. Après, chacun arrive devant ce film avec sa propre histoire liée au sang, à la fois son émerveillement mais aussi ses traumatismes éventuels. Le film se veut ainsi un mouvement de réparation. Le sang répare, cicatrise : les globules rouges sortent en masse d’une blessure et les plaquettes viennent au secours du corps et permettent de cicatriser. C’est magnifique. Le sang nous sauve tous les jours.

 

Est-ce que l’on peut divulgâcher et expliquer pourquoi ce titre, Chienne de rouge ?

Oui, c’est une amie qui m’a fait découvrir l’expression. Les « chiens de rouge » sont des chiens dressés pour retrouver les animaux blessés au fond des forêts. Un animal blessé a tendance à aller se cacher. Notre éthique humaine, heureusement, qui est aussi l’éthique des chasseurs, est que l’on ne doit jamais laisser un animal agoniser dans une forêt. Ces chiens sont spécialement dressés à cette tâche, ils passent un examen et obtiennent un certificat. « Chiens de rouge » est leur nom suisse ; en France, on dit plutôt « chiens de sang ». 

“Ce film n’est pas fait pour être vu tout seul mais à plusieurs, pour qu’on puisse en discuter après !”

 

Donc la chienne de rouge, au fond, c’est vous.

Oui. Ce titre caractérise toute ma démarche. Les chiens de rouge, les animaux, pistent le sang par le flair, la truffe au vent. Moi, c’est avec ma caméra, par le regard et l’écoute. 

 

Chienne de rouge, un documentaire de Yamina Zoutat, est à l’affiche à partir du 14 février 2024.

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