Quand l’homme est réduit à l’État de calculatrice…

Patrice Bollon publié le 6 min

Les économistes ont inventé un homme nouveau : Homo œconomicus, qui cherche à satisfaire rationnellement ses intérêts. Une chimère dénoncée par de nombreux anticapitalistes s’appuyant sur les sciences humaines. Pour eux, l’homme authentique, ses passions, expliquent les dérapages du système et ouvrent une voie pour le dépasser.

La plupart de nos manuels d’économie commencent par un chapitre où sont délivrés des rudiments de psychologie des « agents » – terme désignant les individus. Invariablement, on y expose que ces agents ont deux qualités, différentes mais qui forment un couple : ils sont « intéressés » et « rationnels ». Le premier terme signifie que les individus agissent en fonction de leurs intérêts, supposés avant tout matériels et quantifiables ; le second, que, placés devant une situation où ils ont à faire un choix entre plusieurs actions, ils sont capables de choisir celle qui « optimise » ces intérêts, leur donne leur plus grande valeur.

« On ne saura réformer le capitalisme sans en passer par un examen profond de ce qui, dans notre psychologie, s’oppose aux logiques d’intérêt et de calcul »

 

Cette représentation est tellement courante qu’elle nous semble « naturelle » – au point que certains manuels se dispensent de la formuler, pour passer directement aux principes du « calcul économique » des agents. Elle est bien sûr au cœur du système de gestion capitaliste, mais aussi socialiste. Car, si Marx a fustigé dans le capitalisme, selon sa célèbre formule, « les eaux glacées du calcul égoïste », il n’a pas vraiment rompu avec cette vision dite de « l’homme économique » ou Homo œconomicus, le socialisme étant à ses yeux plus « rationnel » que le capitalisme. D’une certaine façon, cette vision semble même indispensable à la naissance d’une science économique. Sans elle, tout calcul économique, et toute modélisation mathématique de ce calcul, semble en effet impossible.

Pourtant, on peut se demander si cette conception est aussi naturelle qu’elle paraît. Elle n’a en effet pas toujours régné, et il est possible qu’elle ne règne pas toujours. Comme l’a montré le sociologue et anthropologue Christian Laval dans L’Homme économique (Gallimard, 2007), elle a une histoire, une généalogie qui se confond avec celle du capitalisme. De là l’idée que le capitalisme n’est pas seulement un système économique et social, mais aussi une anthropologie : une vision de l’homme qu’il a aidé à bâtir et qui lui donne une assise en apparence incontestable, mais en réalité singulière, historique… et donc critiquable.

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