Place au jeûne

« L’estomac est élastique, il se réduit très vite  », nous prévient-on. En attendant, c’est la faim qui fait du trampoline sur l’élastique, rebondissant et cognant. Mais elle s’apaise après quelques heures, comme fatiguée de combattre aux tréfonds. Jusqu’à ce qu’elle se réveille à nouveau, plus mollement cette fois, dans un sursaut de fringale. Deuxième round. Mais la résistance a pris l’avantage. Elle gagne le match. Comme dans les exercices d’endurance, c’est à qui, de soi ou de la faim, cédera. À qui tient, la bonne humeur vient : la légèreté et la satisfaction de la persévérance ravissent le corps. La faim n’a alors plus prise sur cette scène. Ni rassasié ni affamé, et passé quelques aigreurs, c’est un appétit de tout, une énergie paradoxale qui a pris sa place, faite de réceptivité et d’acuité, d’épanchement et de concentration. Euphorisé, comme sous l’effet d’une substance, le sommeil même n’a plus sur le métabolisme la même prégnance. Les pulsions sexuelles s’apaisent. Un sentiment de vacuité heureuse nous emplit.

Voilà du moins la description enthousiaste que corroborent les témoignages des jeûneurs que nous avons rencontrés. Mais combien de temps peut-on ainsi jouer avec la résistance du corps à la faim sans mettre en danger sa santé ? Quarante, c’est le nombre de jours qu’un homme peut tenir sans manger. Certains, dit-on, sont allés jusqu’à soixante-dix. Cela reste un exercice périlleux…

Gisbert Bölling, « spirituel mais pas croyant », instigateur du jeûne « diététique » en France, a fondé l’association Jeûne et Randonnée. À 60 ans, il cesse de manger quatre fois dans l’année, une semaine, et accueille de nombreux marcheurs venus suivre ses conseils et ceux de son épouse, Gertrud. C’est elle qui l’a initié à la pratique, dans les années 1960 : « En Allemagne, le jeûne est très reconnu. La première fois, j’ai jeûné pendant trois semaines. Nous avions alors un mode de vie soixante-huitard, entretenant une ferme, avec des chevaux et des terres. Le jeûne participait de cette vie alternative. » Professeur de gymnastique diplômé en littérature, en linguistique et en philosophie, Gisbert Bölling voit dans le jeûne un « défi du spirituel lancé au matériel, une façon de démontrer que l’esprit peut dominer le corps ». Il a été tenté par l’inédie, cette prétention des mystiques à pouvoir se nourrir seulement d’air et d’énergie… Mais il en est vite revenu, s’inquiétant d’approcher la folie lorsqu’il s’est pris à imaginer qu’il pourrait ne plus ressentir la faim, jamais. Sans doute pouvait-il redouter de connaître le même sort que le héros de la nouvelle de Kafka, Un artiste de la faim. Ne tenant plus le compte de ses jours de jeûne, il meurt en s’imaginant battre un record et exceller dans son art, au milieu d’une indifférence générale.

À ce stade, pour éviter les confusions, il convient de distinguer jeûne et anorexie. Il est choisi, elle est subie ; il est enseigné et partagé au sein de microcommunautés soudées autour des mêmes valeurs, elle est solitaire ; il est soigneusement limité dans le temps pour ne pas abîmer l’organisme, elle exerce à l’encontre de ce dernier une violence potentiellement sans limites… En un mot, l’anorexie a une dimension clairement pathologique qui appelle un traitement, tandis que le jeûne est une pratique ponctuelle et répondant à des motivations intellectuelles ou spirituelles.

Un effet de mode ?

Reste la question de savoir si le jeûne est encouragé, ou non, par l’esprit de notre époque. Sous ses dehors d’exercice de sagesse et de tempérance, ce pourrait bien n’être qu’un produit de la mode et de l’apologie de la minceur. Bref, un régime à mots couverts, maquillé en ascèse. Non seulement la diète est souvent prônée par les magazines féminins, mais elle est auréolée d’un vague prestige thérapeutique – surtout depuis qu’une étude, parue dans la revue américaine Science Translational Medicine le 8 février 2012, a révélé que le jeûne seul permettrait de traiter une majorité de cancers chez des animaux de laboratoire, y compris les tumeurs cancéreuses provenant de cellules humaines. Non seulement le jeûne fait mincir, mais il est parfois présenté comme un remède miracle. C’est une dimension que confirme l’un de ses pratiquants, Jean-Claude Benezech. Ce dernier a souffert pendant neuf ans de rhumatismes, le diagnostic de plusieurs médecins le condamnant au fauteuil roulant. « Un jour, une infirmière voisine me croise et me dit : “Voici un papier que vous déplierez chez vous.” Y était indiqué ce traitement : “Dormez plus, mangez moins.” » Jean-Claude s’est engagé dans un jeûne. En une semaine, cet ingénieur du son spécialiste de musique classique aurait guéri de ses rhumatismes, regagné de l’audition et deux dioptries en vision. « Deux visites médicales avant et après le jeûne en attestent », confie-t-il, ravi.