Aller au contenu principal
Menu du compte de l'utilisateur
    S’abonner Boutique Newsletters Se connecter
Navigation principale
  • Le fil
  • Archives
  • En kiosque
  • Dossiers
  • Philosophes
  • Lexique
  • Citations
  • EXPRESSO
  • Agenda
  • Masterclass
  • Bac philo
 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
rechercher
Rechercher

© Philippe Conti

Reportage

Philosophie en prison. Les affranchis de la pensée

Michel Eltchaninoff publié le 18 février 2020 26 min

À la maison centrale d’Arles, qui prend en charge les personnes condamnées à de longues peines, certains détenus font de la philosophie. En allant les écouter et parler avec eux, on comprend à quel point cette discipline est pour eux une source de liberté. Y aurait-il un régime carcéral de la pensée ? 

Pénétrer dans une prison, c’est s’enfoncer dans un souterrain horizontal, découvrir une autre dimension du réel. L’entrée n’a l’air de rien. À la périphérie d’Arles, à côté du centre commercial, on voit une palissade verte, des murailles grises et nettes, des tours et de hauts piquets qui maintiennent des filins métalliques au-dessus de l’espace de la prison, pour empêcher les évasions en hélicoptère. Tout est calme. Il n’y a qu’à sonner, montrer sa lettre d’autorisation, laisser sa carte d’identité à l’accueil, poser ses affaires sur le tapis roulant. Les téléphones portables et les sacs opaques sont prohibés. On doit ensuite passer toute une série de portes métalliques à barreaux, lourdes et bruyantes. On sonne, on attend, parfois assez longtemps, et la porte finit par s’ouvrir. Lors de mes quatre visites à la maison centrale d’Arles, j’ai toujours essayé de les compter, ces portes. Mais je n’y suis jamais parvenu, comme si cet itinéraire faisait très vite oublier les repères du monde extérieur. Il y en a, je crois, une douzaine. Dans les couloirs, on rencontre des gens, sans savoir s’il s’agit de personnel d’encadrement ou de détenus. On plaisante pour garder contenance, mais on a le sentiment de plonger dans un lieu à part. Il faut dire qu’ici, entrer et sortir est plutôt rare. Contrairement aux maisons d’arrêt, où sont retenus ceux qui attendent leur procès ou ceux qui ont écopé d’une peine de moins de deux ans, contrairement aux centres de détention destinés à la réinsertion, les maisons centrales sont réservées aux con­damnés de très longues peines. Ici, pas de surpopulation. Les prisonniers sont en cellules individuelles. Ils sont environ 130. Beaucoup d’entre eux, en effet, sont considérés comme particulièrement dangereux. Les détenus des maisons centrales sont fichés au grand banditisme, ont commis des homicides ou des crimes graves. Certains sont liés au terrorisme, séparatiste ou islamiste. 

Je suis accompagné de Brigitte, qui, au nom du ministère de l’Éducation nationale, organise les enseignements au sein de la prison. C’est elle qui m’a permis de pénétrer cet univers clos et m’y a guidé. Lorsqu’un détenu veut entreprendre des études, c’est cette femme rousse rieuse qui est chargée de l’aider à trouver la bonne fac, à suivre des cours à distance ou à lui faire passer les examens. Pas facile lorsqu’on sait qu’officiellement Internet est interdit ici, tout comme les téléphones portables. Brigitte tente de garder de la distance dans son activité. « J’ai de l’empathie pour les détenus, admet-elle, mais j’arrive à couper quand je sors. » Elle n’est pas une militante des droits des prisonniers ni de la réforme du milieu carcéral. Elle n’éprouve aucune fascination romantique pour le monde du crime : « S’ils sont là, il y a bien une raison », résume-t-elle avec simplicité. La conception qu’elle a de sa mission est dénuée de tout idéalisme. Mais elle sait qu’il est vital de permettre aux détenus qui le souhaitent de faire des études, même coupés du monde : « Quand ils viennent en cours, ils retrouvent leur normalité. Pour quelques heures, ce sont des adultes, pas des prisonniers. »


© Philippe Conti

Le gang des philosophes 

Les portes s’ouvrent et se referment. Je continue d’avancer le long de couloirs interminables. Brigitte me raconte le quotidien des détenus : activités, notamment sportives, promenade, cuisine dans les cellules… Les relations entre les détenus et le personnel ne sont pas toujours simples. Il y a à peine quelques jours, un surveillant a été agressé par un prisonnier et légèrement blessé avec une lame de rasoir. Pourtant, en arrivant au bout de notre parcours, tout le monde semble plutôt bien s’entendre. Je me retrouve au niveau de la bibliothèque et de la salle de cours. Les détenus entrent et sortent, plaisantant avec les surveillants ou avec Brigitte. Ils sont chez eux. Un prisonnier me propose aimablement un café. Il y a aussi un homme sec, aux yeux perçants. C’est le prof de philo, Pierre-Jean Memmi, qui enseigne au lycée d’Arles. Depuis deux ans, il vient tous les lundis après-midi à la maison centrale pour donner deux heures de cours aux volontaires. Je vais assister à plusieurs séances. 

Avec une demi-douzaine de personnes, on se tasse tant bien que mal dans une minuscule salle de cours qui donne sur les murs de la prison. Les tables sont disposées en demi-cercle, mais il y a un bureau en position avancée. Surprise : Pierre-Jean, l’enseignant, s’assoit à la périphérie, tandis qu’un homme aux cheveux gris prend la place du professeur. Il vient de m’aborder, avec son accent mi-italien mi-méridional, pour me parler de Jürgen Habermas, le penseur allemand qu’il étudie dans le cadre d’un mémoire de master. C’est Patrick. Plus âgé que les autres, il est un philosophe confirmé. Sous le regard des autres « élèves », il cite auteurs et concepts grecs ou latins. Autour de lui, il y a son ami HMK (le nom a été modifié), un quadragénaire très brun, au physique d’haltérophile, couvert de tatouages ; Richard, un homme d’un certain âge, assis un peu en retrait, qui me fait un peu penser au César de Pagnol. Il y a aussi Olivier – un autre quadragénaire qui s’adonne selon toute vraisemblance également à la musculation –, au regard timide, à la voix très calme et posée. Soudain, la porte s’ouvre et un jeune homme d’origine antillaise entre dans la petite salle de classe. Il est en tenue de sport. Sa taille et sa carrure sont vraiment hors norme. Je n’avais jamais vu quelqu’un de si grand et de si large. Lui aussi semble aimer les haltères. Il vient s’asseoir en silence à côté de moi. Les détenus s’amusent : « Lui, c’est Teddy, notre minorité visible ! » « Je vous présente votre garde du corps », m’annonce un autre. Une seule certitude : il vaut mieux ne pas se fâcher avec Teddy…

Le cours commence. En réalité, il a déjà débuté, car Pierre-Jean, le prof, annonce la couleur : « Je viens à chaque fois avec des textes. Mais la discussion part tellement vite que je n’ai pratiquement pas eu le temps de les sortir depuis le début de l’année. » Pour Pierre-Jean, il s’agit plutôt d’un « groupe de pensée » : « On pense à plusieurs, et chacun prend position sur ses propres réflexions. Rien n’est mieux que la pensée qui improvise. Le cours est construit sur le principe suivant : on s’écoute mutuellement. » 

 

« Ici, nos corps, évidemment, sont contraints. Nos esprits aussi, car toutes les pensées et les paroles ne sont pas autorisées. L’espace du cours de philo permet de lutter contre cette contrainte »

Malgré ce fonctionnement adapté au désir de s’exprimer et à la puissante personnalité des « élèves », des questions ont été abordées, les années précédentes de façon académique afin d’accompagner les études universitaires de certains : l’esthétique de Kant ou la philosophie politique. HMK approuve la méthode légèrement anarchique du professeur. Selon lui, « à l’école, la philosophie est une contrainte du programme éducatif. Or, en prison, nous sommes contraints par énormément de choses. Nos corps, évidemment, sont contraints. Nos esprits aussi, car toutes les pensées et les paroles ne sont pas autorisées ici. L’espace du cours de philo permet de lutter contre cette contrainte. C’est l’un des effets bénéfiques de la philosophie en milieu carcéral ». Richard, avec son accent marseillais, est d’accord : « Nous participons à d’autres activités, par exemple à un atelier d’écriture avec la journaliste Silvie Ariès. Ces temps de libre expression correspondent à un besoin profond. » Teddy, mon voisin géant, ajoute de sa voix sourde : « Entre détenus, on parle surtout de la prison. Alors que dans ce cercle de parole, on en sort et on échange sur des idées qui n’ont souvent plus rien à voir avec la prison. Ou bien nous y revenons, mais avec d’autres mots. »

Expresso : les parcours interactifs
L'étincelle du coup de foudre
Le coup de foudre est à la charnière entre le mythe et la réalité. Au fondement du discours amoureux, il est une expérience inaugurale, que l'on aime raconter et sublimer à l'envi.
Découvrir Tous les Expresso
Sur le même sujet
Article
4 min
“Une longue peine”: réflexion sur la condition carcérale
Cédric Enjalbert 17 avril 2016

En braquant le projecteur sur des récits d'ex-détenus, le metteur en scène Didier Ruiz invite dans “Une longue peine”, interprétée sur la scène de…

“Une longue peine”: réflexion sur la condition carcérale

Article
7 min
Corinne Rostaing : “La prison est devenue la voiture-balai de l’exclusion”
Charles Perragin 08 avril 2021

Après trente ans d’enquêtes en détention, la sociologue Corinne Rostaing livre une photographie précise de l’institution carcérale…

Corinne Rostaing : “La prison est devenue la voiture-balai de l’exclusion”

Article
1 min
Michel Eltchaninoff lauréat 2016 du Prix Livre et Droits de l’Homme
24 juillet 2016

Notre rédacteur en chef Michel Eltchaninoff a été distingué ce 23 juillet 2016 par le prix Livre et Droits de l’Homme pour son essai “Les Nouveaux…

Michel Eltchaninoff lauréat 2015 du prix de La Revue des Deux Mondes

Article
1 min
Michel Eltchaninoff lauréat 2015 du prix de La Revue des Deux Mondes
21 mai 2015

Notre collaborateur Michel Eltchaninoff a reçu, ce mercredi 20 mai 2015, le prix de l'Essai décerné par “La Revue des Deux Mondes” pour son…

Michel Eltchaninoff lauréat 2015 du prix de La Revue des Deux Mondes

Article
9 min
Prison de Fresnes : la peine doit-elle faire souffrir ?
Octave Larmagnac-Matheron 01 septembre 2022

C’est le scandale médiatique de la rentrée. Le 14 août est diffusé le second épisode de « Koh-Lantess » – le « Koh-Lanta des cités…

Prison de Fresnes : la peine doit-elle faire souffrir ?

Article
2 min
Vers la fin du régime carcéral ?
Martin Legros 21 mars 2013

La peine de prison a longtemps été la référence unique de l’échelle des peines. Le rapport remis à la ministre de la Justice le 20 février met fin…

Plutôt punir qu’élever

Article
3 min
"Surveiller et punir" : bienvenue dans la société disciplinaire
Martin Duru 08 octobre 2023

Dans Surveiller et punir, Foucault prolonge son combat contre le système carcéral. Menant une enquête historique, il montre que le régime des peines a connu une métamorphose, et que nous sommes entrés dans l’âge des disciplines. Dans…


Article
4 min
Suzy Sauvajon. Des murs à abattre
Charles Perragin 27 avril 2016

Ses convictions et des rencontres décisives – avec Deleuze, puis avec un jeune détenu – ont amené cette ancienne prof de philo à donner des cours individuels en prison. Face à elle, non pas des monstres, mais des hommes et des femmes,…


Article issu du magazine n°137 février 2020 Lire en ligne
À Lire aussi
Dominique Simonnot : “Nulle part est écrit que les détenus doivent être punis dans leur chair”
Dominique Simonnot : “Nulle part est écrit que les détenus doivent être punis dans leur chair”
Par Charles Perragin
juin 2022
Prison de Fresnes : la peine doit-elle faire souffrir ?
Les détenus doivent-ils souffrir en prison ?
Par Octave Larmagnac-Matheron
septembre 2022
Michel Foucault. Le dissident
Michel Foucault. Le dissident
Par Martin Duru
mai 2010
  1. Accueil-Le Fil
  2. Articles
  3. Philosophie en prison. Les affranchis de la pensée
Philosophie magazine n°178 - mars 2024
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Avril 2024 Philosophe magazine 178
Lire en ligne
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Réseaux sociaux
  • Facebook
  • Instagram
  • Instagram bac philo
  • Linkedin
  • Twitter
Liens utiles
  • À propos
  • Contact
  • Éditions
  • Publicité
  • L’agenda
  • Crédits
  • CGU/CGV
  • Mentions légales
  • Confidentialité
  • Questions fréquentes, FAQ
À lire
Bernard Friot : “Devoir attendre 60 ans pour être libre, c’est dramatique”
Fonds marins : un monde océanique menacé par les logiques terrestres ?
“L’enfer, c’est les autres” : la citation de Sartre commentée
Magazine
  • Tous les articles
  • Articles du fil
  • Bac philo
  • Entretiens
  • Dialogues
  • Contributeurs
  • Livres
  • 10 livres pour...
  • Journalistes
  • Votre avis nous intéresse