Michel Serres : “Philosopher, c’est anticiper”
Michel Serres prophétisait la fin de l’ère de l’industrie et l’entrée dans celle de la communication ; il s'attache aujourd'hui à penser « l’humanisme universel qui vient ».
Michel Serres est issu de la génération de la guerre. Ce Gascon, né en 1930 à Agen, ne peut encore regarder en face le tableau de Picasso, Guernica. Et il répète volontiers que Hiroshima reste l’unique objet de sa pensée, éthique et métaphysique. C’est à partir de cet événement qu’il repense l’optimisme scientiste, et décide d’établir un pont entre les sciences et les lettres. En 1949, il quitte l’École navale pour l’École normale supérieure (1952) où, trois ans plus tard, il obtient l’agrégation de philosophie. Au rugby, Michel Serres jouait troisième ligne, le poste du passage des avants aux arrières, de la mêlée aux trois-quarts. Dépourvu de poste de philosophie à l’université, il a joué les passeurs de savoirs, ne cessant de naviguer entre sciences exactes et sciences humaines. Avec son œuvre en cinq volumes, Hermès (1969-1980), il a démontré que la communication était l’horizon de notre temps. Avec Le Contrat naturel (1990), il a développé, bien avant l’actuel battage médiatique, les tenants et aboutissants de l’urgence écologique. Depuis Hominescence (2001), cet académicien et professeur d’histoire des sciences à l’université de Stanford, aux États-Unis, s’attache à penser « l’humanisme universel qui vient », grâce au grand récit des origines et de l’évolution, que l’humanité est à présent en mesure de se raconter à elle-même.
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Philosophie magazine : Pourquoi la construction d’un « grand récit unitaire » qui retrace l’existence de la Terre et de l’homme est-elle aujourd’hui possible ? Quel retour au grand récit proposez-vous ?
Michel Serres : L’une des plus grandes découvertes des sciences est la datation, qui permet la réconciliation des sciences exactes et des sciences humaines. De la formation des systèmes solaires à l’apparition de l’homme sur Terre, nous pouvons dater, et donc ainsi raconter, l’histoire des origines. Mais il ne s’agit pas d’un grand récit comme autrefois, à l’image de la Bible par exemple, qui évoque un dessein intelligent, intentionnel, un plan divin. Le grand récit, tel que les savants le proposent aujourd’hui, s’écrit au futur antérieur. Il est contingent, aléatoire et chaotique. Le monde et les espèces auraient pu bifurquer et se développer autrement. J’ai également utilisé le mot de « grand récit » afin d’ironiser un peu sur le compte de ces philosophes qui soutiennent que notre temps est celui de « la fin des grands récits » au moment même où la science met en place une des visions du monde les plus cohérentes qui soient.
Comment raconter cette grande histoire de l’humanité ?
Je peux la raconter le soir à mes petits-enfants comme lors d’une veillée, en langage vernaculaire ou bien dans un colloque scientifique international, à l’aide d’un attirail conceptuel impressionnant. Jusqu’alors, un homme cultivé avait derrière lui une histoire, notamment celle de l’écriture, c’est-à-dire 7 000 à 8 000 ans d’humanité. Nous savons aujourd’hui que nous avons derrière nous 15 milliards d’années de tradition écrite, non par les hommes, mais par la nature. Car nous lisons à présent la nature comme nous lisons des livres. La science a découvert et généralisé l’idée de Galilée selon laquelle la nature était écrite, notamment en langage mathématique.
À quoi pourrait servir l’enseignement de ce grand récit aux enfants, au sein du tronc commun de ces nouvelles humanités que vous appelez de vos vœux ?
À penser la singularité de notre être au monde. À comprendre que l’être humain possède un univers commun. Les hommes sont nés d’une même souche. Ainsi, ceux qui sont partis d’Afrique il y a 100 000 ans sont tous frères. Et ce n’est pas une information mineure par les temps qui courent ! Lorsque j’ai commencé à philosopher, les maîtres-mots de la philosophie et des sciences humaines étaient : l’Autre et la Différence. Aujourd’hui, ce n’est plus l’Autre, mais le Même ; ce n’est plus la Différence, mais la Communauté.
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