Michel Serres. Longue vie à son œuvre

Martin Legros publié le 8 min

Michel Serres était, depuis de nombreuses années, un compagnon de route de “Philosophie magazine”. Il s’est éteint le 1er juin. Son ami, notre rédacteur en chef Martin Legros, rend hommage à ce passeur généreux toujours en éveil, à l’écoute des voix et des bruits du monde, à contre-courant et visionnaire.

« Dorénavant, ce n’est plus moi qui fais vivre mon œuvre, c’est mon œuvre qui me fait vivre. » C’est ainsi que Michel répondait quand on prenait de ses nouvelles ces dernières semaines. Il se savait condamné par le cancer qui rongeait ses poumons depuis plusieurs mois. Il avait renoncé à des traitements qui auraient pu être efficaces mais risquaient de le priver de ses forces vives, car il voulait avoir toute l’énergie nécessaire pour terminer son dernier chantier, ce testament philosophique consacré à une question qu’il n’avait jamais abordée de front, même s’il n’avait cessé de tourner autour : la religion, la croyance, l’espérance. Et, de fait, ce dernier opus l’aura fait vivre jusqu’au bout. Dans la soirée du jeudi 30 mai, il envoyait à son éditrice Sophie Bancquart le manuscrit sur lequel il travaillait depuis des mois. Le lendemain matin, ayant du mal à respirer, il partait pour l’hôpital. Et vingt-quatre heures plus tard, le samedi 1er juin, entouré de ses enfants et petits-enfants, il s’en allait. On aurait souhaité qu’il ait encore plusieurs livres en chantier, mais c’est ainsi, il pouvait partir, le corps avait tenu bon, l’œuvre était achevée.

Qu’est-ce qui fait vivre un philosophe ? Qu’est-ce qu’une vie philosophique ? Simone Weil, que Michel Serres a lue très jeune et qui est restée une boussole pour lui toute sa vie, affirmait : « En mettant à part ce qu’il peut m’être accordé de faire pour le bien d’autres êtres humains, pour moi, personnellement, la vie n’a pas d’autre sens et n’a jamais eu d’autre sens que l’attente de la vérité. » Je ne sais pas si c’est la vérité que Michel attendait, mais il était en attente. « Nous vivons en attente, affirme-t-il dans Le Gaucher boiteux [2015]. En attente de quoi, de qui ? D’un voyage surprenant, de la tempête ou des caprices de beau temps, de la princesse charmante, des fulgurations d’une épiphanie intuitive, de soins pénibles mais prometteurs, bref du stochastique, de l’aléatoire, crainte et espérance, angoisse ponctuée d’émerveillements, l’aventure en somme, oui, la vie mortelle, douloureuse, enchanteresse… »

J’ai connu Michel – je veux dire, je suis devenu son ami, car c’était ainsi avec lui, il vous jaugeait et décidait très rapidement, sur des critères assez simples, le dédain pour les puissants, la générosité, la sincérité, si le partage était possible… –, je l’ai connu, donc, il y a une dizaine d’années lors d’un déplacement en Belgique. À l’occasion de la publication du Temps des crises (2009), je lui avais proposé de donner une conférence à Bruxelles sous l’égide de la Pac, une association d’éducation populaire. Il avait failli annuler la veille pour le lendemain du fait d’une série d’interventions épuisantes. Nous avions eu un échange téléphonique un peu houleux au cours duquel je lui avais fait part que trois cents personnes, de tous milieux, avaient réservé leur soirée et que cette association s’était démenée pour l’événement. La perspective de décevoir un public fervent ne l’avait pas laissé indifférent, lui qui était un véritable acteur de la pensée et qui avait trouvé auprès du grand public une reconnaissance qu’il avait un temps espérée de l’Université et de ses pairs, mais qui n’était jamais venue. Et puis, l’événement se passait en Belgique, le pays du surréalisme et de Hergé, son ami, et il entretenait une indéfectible tendresse pour ce peuple inquiet et débonnaire, privé de grandeur et de superbe, mais enclin au doute. Je me souviens encore de son admiration répétée devant la crise qui devait priver la Belgique de gouvernement pendant près de deux ans – « Les Belges font la preuve qu’on peut très bien vivre sans gouvernement, nous devrions en tirer des enseignements ! » Le lendemain soir, dans un théâtre bondé, il commençait sa conférence en rappelant que son père, marinier sur la Garonne, avait accueilli en 1940 une famille belge. Les parents étant morts sur place, la famille Serres avait décidé d’adopter ces orphelins qui étaient devenus comme ses frères et sœurs. Il se sentait donc Belge à plus d’un titre. Autant dire que la salle était conquise… Après la conférence, nous sommes allés dîner. Je l’ai présenté aux miens. Il nous raconta sa vie et ses pensées, et, chose rare chez les intellectuels, il se montra curieux de nos vies à nous. Était-ce de la fraternité ? C’est comme si nous nous étions adoptés à notre tour. 

Expresso : les parcours interactifs
Kant et le devoir
Au quotidien, qu’est-ce que ça veut dire d’agir moralement ? Et est-ce que c’est difficile de faire son devoir ? Ces questions ne sont pas anecdotiques pour quelqu’un qui souhaite s’orienter dans l’existence. Et, coup de chance : Emmanuel Kant y a répondu. 
Sur le même sujet




Article
5 min
Martin Legros

À la fin du XXe siècle, Michel Serres prend la mesure d’un événement métaphysique sans précédent : le passage à l’Anthropocène. Bombe atomique, déchets nucléaires, industrie polluante, exploitation intensive des ressources……


Entretien
5 min
Sven Ortoli

Les grands bouleversements de l’histoire humaine – avec leur lot de crises religieuse, politique et économique – résultaient d’une révolution du couple support-message, comme l’invention de l’imprimerie en Europe. Pour Michel Serres,…


Entretien
7 min
Sven Ortoli

Loin des villes, où il a l’impression d’être « au fond d’un canyon », Michel Serres arpente la campagne ou la montagne qui lui ouvrent le ciel. Pour lui, écrire et marcher, c’est tout un. Car la poésie naît dès qu’un poète…


Article
5 min
Martin Legros

À la fin du XXe siècle, Michel Serres, ordonnant les découvertes éparses des scientifiques, réécrit l’histoire… Astronomie, biologie, anthropologie, etc. concourent à composer la grande saga de l’humanité, de l’apparition de…