Le bruit et la fureur

Qu’est qui distingue le bruit de la musique ? C’est la question qui taraude, entre deux concerts de “dispositifs sonores portatifs”, Cédric Enjalbert dans son billet du jour.

« En cuisant mes pâtes dans un dispositif sonore portatif, je me suis demandé ce qui distingue la musique et le bruit, le concert de casseroles d’un opéra de Wagner, et pourquoi taper sur une cocotte est politique.

Interdiction de “toute manifestation de type rassemblement festif à caractère musical”. C’est l’intitulé de l’arrêté pris par le préfet du Doubs, en prévision du déplacement du président de la République, hier, à La Cluse-et-Mijoux. Se fondant sur une loi antiterroriste, il instaurait un périmètre de sécurité et l’interdiction des cortèges. Le haut fonctionnaire a finalement retiré son texte avant même que le tribunal administratif de Besançon ne l’examine, et il n’a pas pu empêcher les casserolades. Mais peut-on vraiment parler de dispositif “musical” où il n’y a que du bruit ? Du son, dans les deux cas, mais on distingue naturellement le bruit qui perturbe de la musique harmonieuse et plaisante. Cette opposition classique masque cependant le fait que le bruit a depuis longtemps fait son entrée dans la musique – dix-huit enclumes frappées dans L’Or du Rhin de Wagner ! – et que l’harmonie n’est plus vraiment un critère. Plus fondamentalement, l’expérience musicale se distingue par le fait que les sons peuvent être mis en relation les uns avec les autres, indépendamment de la chose qui les émet. Ce sont des événements sans choses, comme le note le philosophe mélomane Francis Wolff dans l’article “L’expérience musicale : sons et événements” : “Par la musique, nous sommes dans un monde d’événements purs, et néanmoins complet, parce que, dans ce monde, les événements existent bien absolument par eux-mêmes, identifiables et individualisables, et en outre s’expliquent les uns par les autres selon l’ordre de la temporalité, sans la nécessité de choses qui soient le substrat de leur individualité ou la cause singulière de leur existence. L’écoute musicale est donc une expérience perceptive complète, les sons se suffisent à eux-mêmes, car ils sont entendus – et compris – comme ayant par eux-mêmes leur existence et comme pouvant être produits par eux-mêmes.”

Mais quelle expérience sonore vivons-nous en cognant des ustensiles de cuisine ? Musicale, je ne dirais donc pas. Festive, pas vraiment, car il n’y a pas de quoi rire – quoique l’on puisse prendre du plaisir à faire du bruit. Mais anthropologique, peut-être. Dans son étude sur Le Cru et le Cuit, Claude Lévi-Strauss s’intéresse ainsi aux “circonstances où le bruit désordonné est prescrit par la coutume” et il compare “le charivari de la tradition européenne, et le vacarme auquel un nombre considérable de sociétés dites primitives (et aussi civilisées) se livrent ou se livraient, à l’occasion des éclipses de soleil et de lune.” Le charivari médiéval a d’abord pour fonction de dénoncer un désordre conjugal. C’est un “bruit de dérision qu’on fait la nuit avec des poêles, des bassins, des chauderons, &c. aux portes des personnes qui convolent en secondes, en troisiemes nôces ; & même de celles qui épousent des personnes d’un âge fort inégal au leur”, lit-on dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Faire du bruit participe donc d’un contrôle social en étrillant une union répréhensible, qui fragilise l’équilibre du groupe social. “Quant au vacarme à l’occasion des éclipses, poursuit l’anthropologue, son but ostensible serait d’effrayer, pour le mettre en fuite, l’animal ou le monstre, prêt à dévorer le corps céleste.” Ainsi, dans les deux cas, le bruit signale “la rupture d’un ordre faisant alterner, par un enchaînement régulier, le soleil et la lune, le jour et la nuit, la lumière et l’obscurité, la chaleur et le froid ; ou bien, cette fois sur le plan sociologique, des hommes et des femmes qui sont entre eux dans un rapport de convenance réciproque du point de vue de l’état civil, de l’âge, de la fortune, etc.” Bref, on répond au désordre (politique) par un désordre ritualisé. On jouerait donc de la casserole moins pour “bordéliser” le pays que pour rétablir un certain ordre politique et social. »

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