À la lisière des mondes

Gwenaëlle Aubry publié le 9 min

Mystique sans Dieu, le philosophe antique nous fait vivre l’expérience transcendante de l’élévation et de la chute réconciliées. Sa pensée, qui a inspiré autant le christianisme naissant que Michel Foucault, invite à un retour à soi dépourvu de toute trace de narcissisme.

« Souvent m’éveillant de mon corps à moi-même, devenu alors extérieur à tout le reste et intérieur à moi-même, contemplant alors une beauté merveilleuse, sûr alors d’appartenir au plus haut point au monde supérieur [...], quand après ce repos dans le divin, je retombe de l’Intellect au raisonnement, je me demande comment j’ai pu jamais, et cette fois encore, descendre ainsi, comment mon âme a pu jamais venir à l’intérieur d’un corps… »

 

Né en Égypte en 205 après J.-C., héritier de la pensée antique en même temps que contemporain et adversaire du christianisme, Plotin, qui vivait à Rome et écrivait en grec, se tient à la lisière de plusieurs mondes. Mais c’est avant tout entre l’« ici » et le « là-bas » que se dispose sa philosophie. Ces lignes liminaires du Traité 6 décrivent, à la première personne, l’une des expériences qui la fondent : une expérience d’élévation puis de chute, d’ancrage puis d’exil qui, pour le « je » qui la traverse, est source à la fois de plénitude et d’une inquiétante étrangeté. Comment, de là-bas, suis-je venu ici, qui est ce moi pris dans un corps, suis-je lui ou cet autre auquel parfois je m’éveille ? Cette expérience est l’une de celles que plus tard on nommera « mystique ». Chez Plotin, elle est retour à l’Intellect, au monde des essences, des réalités immuables qui sont les modèles véritables des choses ici-bas. Avant l’Intellect, le philosophe pose un premier principe, l’Un-Bien : celui-ci est au-delà de l’être comme de la pensée. Il n’est pas un Dieu créateur, mais une pure puissance productrice qui, sans pensée, désir ni mouvement engendre la totalité du réel. Cette radicale transcendance peut cependant elle aussi être rejointe dans une expérience muette et profuse, une extase fulgurante.

 

« Je » est « nous »

Donnés dans l’expérience, ces premiers principes du réel (l’Un-Bien et l’Intellect) s’étagent dans l’intériorité. En effet, le moi, que Plotin nomme de la première personne du pluriel, le hêmeis ou le nous, est toutes choses : il a en lui toutes les puissances. Il porte en lui la trace, qui se traduit en désir, de l’Un-Bien, mais aussi les puissances primitives qui palpitent en tout vivant et que les Anciens nomment végétatives, et encore la puissance sensitive, qu’il partage avec les animaux. Il a aussi une âme que Plotin nomme « divine » ou « séparée » : acte pur de contemplation et vie lucide, cette âme demeure ancrée dans l’Intellect, étrangère au bruit et à la fureur de l’existence incarnée. Nous pouvons souffrir, aimer, craindre ou détester, traverser toutes les passions : un lieu demeure en nous, impassible, autarcique et comblé. C’est ce lieu-là que décrivent les premières lignes du Traité 6 et toute l’éthique plotinienne n’a d’autre but que de le retrouver.

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