La liberté et la puissance

Machiavel, le guide des politiques, celui qui donne les conseils les plus efficaces et les plus « odieux » pour conquérir le pouvoir. Le Prince, le livre de chevet des plus grands hommes d’Etat... Tout ce « savoir » sur Machiavel est une illusion, un mythe élaboré après sa mort. L’image convenue du Florentin ne nous dit rien de l’usage réel que les acteurs de l’histoire font de Machiavel. Elle dissimule l’actualité véritable de sa pensée qui nous touche comme individus, comme membres d’une nation et comme citoyens pris dans les relations entre les Etats.

Si la Renaissance n’est plus notre monde, nous partageons pourtant avec elle une incertitude profonde. L’Italie de Machiavel est le théâtre d’une extrême instabilité. L’avenir est inconnu, le sens n’est pas donné. L’individu machiavélien qui tente de frayer son chemin entre vertu et nécessité nous ressemble. « La fortune gouverne la moitié de nos actions et la virtù l’autre moitié », écrivait Machiavel. Nous sentons le poids de la fortune, car le monde est fait d’accidents, mais notre action, qui est sans garantie de résultats dans la nature ou l’histoire, peut elle-même transformer l’état des rapports de force.

La renonciation n’est certainement pas une vertu machiavélienne. L’homme a lutté sans cesse pour l’unité de son pays, est parti en délégations, a tenté de lever des milices populaires. Sa lucidité l’a conduit à penser, contre tous les indices de l’expérience, qu’il fallait que l’Italie soit un Etat, qu’elle soit libre pour que les hommes qui y vivent le soient. Faisant sa part aux événements et à l’inconnue de l’histoire, le Florentin refuse toute « fatalité » au sens où l’opinion entend ce terme. Nous nous plaignons de cet « irrationnel » qui entre dans nos vies et prend la forme du drame. Machiavel ne s’en délecte pas, mais il l’assume comme dimension propre de la vie humaine. Sa politique est fondée sur l’indétermination. Elle ouvre un espace de liberté dans la mesure où le pouvoir politique n’est la propriété de personne. Il se gagne, se garde si possible, mais il est toujours menacé d’être perdu. Le prince de Machiavel n’est certes pas élu, il prend le pouvoir. L’élection démocratique reste une manière de conquérir le pouvoir en même temps qu’un principe de légitimité. Une fois en place, le politique doit continuer par l’action à asseoir son autorité et à assumer la transcendance du pouvoir, nous rappelle Machiavel.