Crises existentielles

La difficulté d’être soi

Alain Ehrenberg publié le 5 min

Selon un paradoxe étonnant, l’individu émancipé et autonome est en même temps confronté à la difficulté de se faire et de se choisir. La dépression est le nom donné à cet « immaîtrisable ».

Selon Freud, « le sentiment de culpabilité » est « le problème capital du développement de la civilisation », il se manifeste sous forme de « besoin de punition ». La névrose est une pathologie de la culpabilité dont le noyau est un conflit entre le permis et l’interdit. Elle émerge dans un contexte où les corps doivent être dociles, les familles respectables et les ambitions modestes. Discipline, obéissance, soumission sont les garants du bon fonctionnement de l’ordre social. La névrose peut être sociologiquement considérée comme une manière de nommer les problèmes générés par ces règles. On ne demande guère à l’individualité de capacités d’adaptation ou de transformation personnelle, on n’exige d’elle aucune motivation, seulement l’exécution mécanique des ordres en fonction des buts de l’institution. Cependant, nous sommes sortis de ce monde que décrivait Freud, nous avons basculé d’une société se référant à la discipline à une société guidée par l’autonomie, la discipline a été englobée dans la norme d’autonomie, qui lui est supérieure en valeur : c’est elle qui fait autorité. Ce basculement représente un changement dans la règle sociale.

 

L’ascension de la notion de dépression se fait dans un contexte de changement normatif qui devient sensible au cours des années 1960 et surtout des années 1970. L’amélioration des conditions matérielles, de l’éducation et de la protection sociale ont ébranlé l’ancien système normatif et ont offert une indépendance nouvelle à chacun. Nous sommes émancipés au sens extensif du terme : l’idéal politique moderne, qui fait de l’homme le propriétaire de lui-même et non le docile sujet du Prince, s’est étendu à tous les aspects de l’existence, elle est devenue une forme de vie. Ce changement normatif est double : l’interdit est englobé dans le choix et dans l’idéal de réalisation de soi, l’obéissance disciplinaire est englobée dans l’initiative individuelle. La dépression est la contrepartie de cette souveraineté nouvelle, à la fois offerte et exigée par le monde de l’action qui a succédé à celui de la discipline.

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