Hors-série "La Renaissance"

Jacques Darriulat : avec la perspective, le monde est un théâtre

Jacques Darriulat publié le 10 min

L’invention de la perspective à la Renaissance n’est pas seulement la construction mentale d’un espace mathématique destiné à enserrer le Réel. Elle procède d’un échange de regards entre le spectateur et le peintre, et invite à se représenter le monde comme un théâtre. Jacques Darriulat en dévoile les coulisses.

 

Longtemps, on considéra que tout le génie de la Renaissance italienne se résumait à la seule invention de la perspective. L’image médiévale a la valeur d’une icône, ou d’un emblème en lequel se résume une connaissance ; l’image renaissante a la valeur d’une vision centrée sur un unique point de vue et rayonnante autour de son centre. L’artiste conçoit son œuvre non plus comme un microcosme qui vaut en soi, mais comme un décor disposé pour un regard spectateur. L’essai d’Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique (1924-25), joua en ce sens un rôle décisif. Importées en France par les travaux de Pierre Francastel (Peinture et Société. Naissance et destruction d’un espace plastique, 1951), les fines analyses de Panofsky donnèrent bientôt lieu à un dogmatisme qui appauvrissait le jugement esthétique en le réduisant à la seule conformité du jugement déterminant. C’est ainsi que Francastel lui-même fut conduit à juger, contre toute évidence et pour la seule exactitude formelle de leur construction, que les fresques de Masolino, dans l’église Santa Maria del Carmine à Florence, étaient supérieures à celles de Masaccio, lesquelles étaient pourtant tenues depuis Vasari pour fondatrices de la « manière moderne », par la stature impressionnante des personnages et le sens dramatique de la mise en scène. Par un paradoxe qui ne laisse pas aujourd’hui d’étonner, on se mit, pour mieux donner à voir le tableau, à le dissimuler sous un savant diagramme de courbes et de lignes censé manifester la structure sous-jacente de la composition. La manière géométrique conférait à la démonstration le sérieux de la science, et la « charpente » (Charles Bouleau, Charpentes. La géométrie secrète des peintres, 1963) mise à jour démontrait la cohérence d’un nouvel espace, rationnel, continu et isotrope 1. La Renaissance préparait ainsi la voie à la grande révolution galiléenne qui, au tournant du XVIIe siècle, conclut que le grand livre du monde est rédigé dans la langue mathématique, dont les caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques. L’art anticipe la science, et la science confirme la modernité de l’art.
 

Cette interprétation « scientiste » de l’art de la Renaissance domina jusqu’aux travaux de Michael Baxandall 2 qui reconsidéra le tableau, non selon la rigueur d’un dispositif géométrique, mais plutôt comme la scène d’un théâtre dont la gestuelle est déterminée par les codes du cérémonial ou les rites de la mondanité. Léonard de Vinci conseillait au peintre de s’inspirer des mimiques que font les sourds-muets pour communiquer entre eux. C’est ainsi qu’autour de Jésus au Temple dans la toile que peint Dürer en 1506, les jeux de mains des docteurs de la Loi qui multiplient les sophismes contre la simplicité de l’enfant sont autant de postures rhétoriques, dûment répertoriées dans les traités de l’époque. Toute une pantomime, dont la clé est aujourd’hui oubliée, ressuscite dans le silence du tableau. Par ce biais, l’obsession du schéma géométrique semble moins contraignante. Elle n’est pourtant qu’oubliée, sinon refoulée, mais non encore dépassée. Car il demeure bien vrai que la mise en perspective du tableau – ce que Leon Battista Alberti dans son traité De la peinture (1436) nommait déjà la « construction légitime » – est un enjeu fondamental de la « grammaire des formes » dans l’art de la Renaissance. Comme Baxandall l’a bien compris, il ne s’agit nullement d’une rationalisation, mais d’une théâtralisation de l’espace, de la mise en scène des personnages sur des tréteaux imaginaires, chacun prenant la pose qui convient à son rôle. Pour en rendre compte, l’historien d’art recourait à l’étiquette de la courtoisie, à l’abécédaire des gestes stéréotypés qui étaient de coutume au Quattrocento. Il serait plus pertinent de mettre l’accent sur la condition même que ce cabotinage suppose : le tableau composé comme la scène d’un théâtre, tout entier ordonné en fonction d’un regard spectateur.
 

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